De BERGZOLL Christian
Quel modèle de la femme et de l'homme ? Là-bas, hors du camp, nous n'avions plus que l'extrémisme et donc ses caricatures. A l'intérieur, des blouses blanches, des êtres sages, joviaux, nettement plus âgés que, dehors, les hordes et les fuyards. La paix domestique, sans sexe ni passion ? Peut-être n'ai-je pas tout perçu, aperçu, compris, mais ça m'a plu. Malgré l'air trop sec, ça sentait l'amour quand même.
« De l'autre côté aussi, si tu fermes les yeux, si tu passes par-dessus la pollution et si tu montes jusqu'à l'Estérel », elle me dirait ça, si elle marchait encore à ma gauche, avec sa main tiède sur les cicatrices de mon épaule. Elle m'apaiserait, rien qu'avec le murmure de ses lèvres.
Sœur Marie Saint Honorat savait raconter des histoires : celle du béatifié, à qui elle empruntait son nom, me fascinait, nous lui réclamions souvent de nouveaux épisodes, nous, les orphelins de la léproserie. Un frère qui fait naître une source et chasse les serpents, juste avec une palme, ça nous semblait magique, bien plus qu'un fils de Dieu qui marche sur un lac ou transforme l'eau en vin. Chez nous, dans le désert, malgré famine et guerre civile, il n'y a pas assez de sueur ni de larmes, tout est bu par la terre qui nous engendre et nous tue, comme pour effacer l'erreur de nous permettre de survivre.
Alors, bien sûr, imaginer un village de pêcheurs et de moines, construit en face d'une île offerte par un évêque à un ermite devenu saint, imaginer ce hameau capable de croître, de peupler le golfe de la Napoule, imaginer d'immenses hôtels climatisés, remplis de nourriture et de boissons fraîches, imaginer les brandebourgs des portiers et des garçons d'étage, les miroirs, les pendeloques et les fontaines intérieures, imaginer tous les fortunés de la planète, abordables, visibles, réels, ça nous avait convaincus : Marie était notre bonne sorcière venue d'outre-mer pour nous aider à rejoindre sa terre d'abondance où tout était possible.
La vieille religieuse avait la manière pour nous faire rêver au paradis qu'elle avait habité. Elle les avait pourtant fuis, lui, l'Europe, et s'était enfouie dans sa vêture rapiécée. Ce paradis, elle prétendait que les vieux anges maudits viennent parfois y mourir : par exemple, un prince enlaidi par sortilège et Cocteau, devenu forçat, comte, bossu, peintre et sculpteur, trop amoureux des hommes, un certain Jean Marais. Elle attendait la nuit pour projeter, sur la tente du dispensaire, des images noires et blanches de cet homme au sourire carnassier. Elle soupirait en précisant : « Il n'est pas au cimetière du Grand Jas. Ni avec Fabergé qui fit des œufs si beaux, pour fêter le deuil et la résurrection. Ni avec Martine Carol, mariée quatre fois, tombe profanée au Père-Lachaise et donc transférée. Ni avec Georges Guétary, né égyptien, réel comédien grec et faux Basque d'opérette. Ni même avec Jean Mineur qui ouvrait tous les films de Jean Marais par la publicité et fit graver sur sa tombe … Eden 00 01... » Intarissable sur la faune des studios, elle voulait sans doute nous faire entendre que les marches du Festival ne menaient pas toutes au Royaume des cieux… D'autres sites d'éducation populaire ?
Sœur Marie, notre infirmière, institutrice et mère nourricière, affirmait qu'il y a, dans sa ville natale, des établissements, comme l'institut Stanislas, où le chef de la famille royale de France et celui de la maison impériale du Brésil avaient usé les mêmes bancs que Roland Garros, Guillaume Apollinaire, Gérard Philipe et l'animateur Nagui. « Des écoles fabriquant des magiciens avec ... », à force de les plonger dans le paysage offert par les fenêtres de leurs classes, « avec des yeux couleur de Méditerranée, du brun de plage d'automne au bleu pailleté des journées de soleil ». Elle nous signifiait peut-être qu'apprendre à regarder au-delà de l'horizon aide à s'épanouir au monde.
Elle décrivait des villas qui changeaient de nom comme de siècle : « Alexandra », à cause des Russes Blancs installés dans le quartier, est devenue « Fénelon » par la grâce d'un général vicomte, gendre du consul qui fit construire la bâtisse. Puis un grand-père, chauve, andalou, le peintre le plus prolifique, le plus fou, le plus tyrannique, décida, en l'achetant, qu'elle s’appellerait « Californie », comme le quartier. Elle nous parlait de l'impermanence des objets et des constructions humaines, sœur Marie ? Ou plutôt des errances et des faiblesses du plus illustre, retranché dans son palace, jusqu'à ce qu'un immeuble en érection le prive de vue sur la mer : la petite-fille de l'artiste, Marina, pleura beaucoup de n'y être jamais conviée. C'est elle qui en a hérité et qui l'a baptisée « Pavillon de Flore ».
Marina ? C'est une amie de sœur Marie Saint Honorat, une sexagénaire résiliente qui vend, un par un, les tableaux de son grand-père Picasso, par centaines, pour aider les enfants sans parents du Vietnam, dont sont issus trois de ses fils adoptifs. Marie nous enseignait ainsi le sens de la famille agrandie à toute l'humanité. A moins qu'elle nous donne sa version de la loyauté ? Ou son regard si personnel sur une collectivité si agrégée par l'art, l'art de paraître, l'art et la manière de vivre, même après la mort.
Oui, la religieuse a placé dans mon bagage invisible toute une ville. Sur son plan froissé, usé, trop plié, déplié, réparé, je suis capable de me repérer, grâce à la mémoire de sa voix chevrotante qui me sert de GPS intérieur.
« Va, va jusqu'aux marches, là où j'ai failli devenir étoile... » Jusqu'à la fin, exemplaire, elle m'a appris, bien sûr, que, pour se rapprocher de Dieu, d'autres chemins existent. Avant sa vocation, avant son sacerdoce, était-elle starlette ou journaliste ? Je ne le saurai qu'en fouillant les archives de l'administration catholique auxquelles rien ne me permet d'accéder.
Marie est morte, comme mon pays, il y a dix ans, dans un bombardement qui ne fut même pas identifié comme dégât collatéral. J'avais quinze étés, il était temps que je me mette en marche vers le mirage qu'elle m'avait légué.
Juste le temps de me construire un profil de clandestin piégé par un passeur. Juste le temps de remonter, comme un scorpion, dans la botte italienne. Juste le temps de franchir la frontière avant qu'on ne la verrouille, comme l'avait prédit sœur Marie : « mes petits frères du paradis terrestre ? Ceux qui ont tracé des frontières dans le sable des nomades, ceux qui ont imposé des capitales et pillé les capitaux du bien public pour leur plaisir privé ? Eux qui la fabriquent et l'entretiennent, depuis des siècles, ils diront qu'ils ne peuvent pas accueillir toute la misère du monde... »
J'ai retrouvé tous les lieux, j'ai noté, sur mon petit carnet, des traces vivantes : au pied des marches, on ne déroule pas le tapis rouge pour vider les poubelles, on récupère les bacs en plastique bleu qu'on enferme, comme les élèves, derrière la grille des écoles de luxe, pour que l'ordure et l'ignorance n'enlaidissent ni le paysage ni le patrimoine exposé sur les boulevards.
On trie les déchets, partout. « On » ? Ce sont les hommes et les femmes dont je connais la langue et même l'accent : ils n'en ont plus, tellement ils mixent ceux des touristes et des festivaliers. Ils me sont proches, pas seulement parce que je suis un de leurs éboueurs, mais parce qu'ils connaissent tout du sable que j'ai fui. Ce sable, malade du pétrole qu'il cache, ils s'en désolent devant les écrans qui les désinforment des combats qu'on n'ose plus nommer « tempêtes du désert ». Ce sable, ils le tolèrent à peine quand le sirocco le dépose en traînées sales sur leur pare-brise. Moi, je le balaie, avec les mégots, je me baisse jusqu'au caniveau pour sentir, de la main, s'il vient de ma patrie : une addiction comme une autre.
Dans ce paradis, on peut faire fortune comme marchand de sable pour remplir des toupies de béton et agrandir la ville, j'ai noté les adresses qui embauchent sans regarder les papiers que je n'ai pas, j'ai noté le numéro des portables qui contiennent des voix d'employeurs sans scrupules. Trois de mes coreligionnaires sont sur les listes de leurs intérimaires, mercenaires, esclaves volontaires.
Oui, même dans les rues piétonnes qui descendent, encore un peu médiévales, de la colline du Suquet jusqu'au cœur moderne, le paradis est pavé de bonnes intentions : au noir, on restaure, cuisine, bricole, trafique et vend à la sauvette. Deux copains de l'orphelinat, qui ont fait, avec moi, le voyage sur les ailes de l'ange de notre enfance, connaissent toutes les filières.
Ce matin, grâce à eux, j'ai trouvé un nouveau CDD : je vais tuer les rats qui se nourrissent, la nuit, des inflorescences et des fruits en grimpant au sommet des palmiers. Perché sur ces choses qui ne sont pas vraiment des arbres, mais juste des plantes arborescentes, sans tronc ni branches, avec un toupet de feuilles en haut d'une tige, je serai comme en haut des minarets que j'ai fui. Je guetterai les filles qu'on ne m'a pas appris à conquérir : si je tombe, je tombe amoureux ? Pour vaincre le vertige de cette vie au sommet du paradis, je sifflerai tous les cantiques qu'elle m'a appris, sœur Marie. Et, peut-être, la Marseillaise, si les forces de l'ordre, si les gens d'armes m'interpellent.
S'ils me pourchassent ? Si vous trouvez mon carnet, échappé de ma poche déchirée, merci de l'effeuiller ou de le jeter à la mer : je ne veux pas qu'il soit la source d'un reportage ou d'un scénario. Je ne veux pas qu'il soit plus fort que mon esprit, que mes souvenirs, que la mémoire des tendres moments des rêves animant la léproserie.
Ce que j'écris, au jour le jour, au sujet des taudis, des trottoirs, des marchands de sommeil et des monstres égoïstes d'ici, je ne veux pas que cela soit mal compris. Quand on vient de l'enfer, moi je sais qu'il vaut mieux, bien sûr, une toute, toute petite place, ici, anonyme, au paradis. Pour se faire un festival de bonheurs minuscules qui rend la vie grandiose quand même. Pour honorer Marie.