NewslettersContact

Le poltergeist de Cannes

Coup de cœur du jury

De ZEGERS Cornelis

« La ville de Cannes trouve ses origines au Moyen Âge, comme modeste bourgade de la Provence orientale. D'abord un simple village de pêcheurs… »

Noir. Une transparence orangée sur les bords.

- Le dernier mot ?

- Liliane, arrête, je dois travailler.

- Le dernier mot ?

Soupir - « Pêcheurs »

- Mais non, tu ne sais même pas ce que tu tapes. Le dernier mot est « asphaltés », regardes !

Elle ôta ses mains, petite caresse dans la nuque en supplément, comme pour dire « je plaisante ». Mes yeux retrouvèrent l'écran. Stupéfait. Car le texte si sage avec lequel j'avais commencé ma participation au concours « Ecrire Cannes », avait disparu.

Je lis avec horreur :

« Cannes est une travestie en talons-aiguilles sur un gravier granit blanc cassé, taille 14/20.
Obtenu par concassage d'un filon massif, ces pierres angulaires, lavées et séchées servent au revêtement des chemins carrossables non asphaltés et… »

Je me retournai brusquement. Liliane était assise sagement dans le fauteuil. Ses doigts longs et fins démêlaient lentement ses cheveux. Roux, comme le soleil levant au-dessus la Baie de Galway. Irlandaise donc, avec les taches de rousseur en sus.

« Freckles » comme elle dit, « Frreckless ».

- Tu as touché à mon PC ?

- Non, Frido, jamais. C'est quoi le problème ?

- Le correcteur d'orthographe a pris de l'EPO, ou de la meth, je ne sais pas, mais le machin invente des textes tout seul.

- Essaie de nouveau, recommence ton texte pour voir.

Je tapai « Cannes est… » Je lâchai les touches, car le curseur se déplaça maintenant tout seul. Une phrase apparût :

« Cannes est une nuit étoilée embaumée par les senteurs de l'été provençal ».

- C'est pas mal ça, dis-je, peut-être pourrais-je…

Je m'interrompis, car l'écran se remplit de nouveau, à toute vitesse.

Quand le curseur s'immobilisa et je pus lire le texte, j'avais envie de pleurer :

« L'embaumement désigne l'ensemble des techniques visant à conserver les corps des personnes mortes dans un état plus ou moins proche de celui qu'elles avaient étant vivantes. Hérodote nous en a laissé un témoignage très détaillé :

« Tout d'abord à l'aide d'un crochet de fer, ils retirent le cerveau par les narines… »

Et ainsi de suite, le texte remplit plusieurs pages d'écran.

J'avais besoin d'un verre. Il n'était que cinq heures de l'après-midi, mais mon cerveau cria « Au Secours, je me noie » et dans ces cas d'urgence je lui lance une bouée de Glenfiddich.

Après quelques gorgées de single malt, je repris mes esprits. Je regardai Liliane. Maintenant plongée dans ses mots croisés. Je lui résumai la situation.

- Tu sais, dit-elle sur un ton léger, comme si elle était une habituée des logiciels poltergeist, ces programmes sont souvent susceptibles, je pense que c'est le mot Cannes qui déclenche tout ça.

- Tu veux dire que mon Correcteur d'orthographe est une réincarnation d'une starlette qui a connu un sort tragique à Cannes ?

- Les chemins des bits et des bytes sont impénétrables. Je suggère que tu remplaces Cannes par un autre mot.

 

Ce que je fis et elle avait raison ! Ainsi, je remplis page après page décrivant Vannes, ville mondialement connue pour ses festivals du film et de la plaisance, et pour sa Croisette bordée de palaces.

Le lendemain matin j'avais fini un premier jet, tout à fait convenable. Après, suivirent les lectures, les corrections (le correcteur d'orthographe ayant retrouvé le droit chemin) et enfin la lecture finale.

- Attention, dis-je, à personne en particulier, car Liliane était sous la douche, je vais remplacer Vannes par Cannes.

L'opération ne prit que quelques instants.

En sifflant joyeusement Les pêcheurs de perle, je cliquai sur la touche Imprimer.

Une bonne tasse de café s'imposa. En revenant avec mon expresso fumant, je pris les feuilles imprimées dans le bac.

En lisant les premiers mots, je fis presque tomber ma tasse.

L'ordinateur avait choisi une police de caractères fantaisie probablement créée pour le journal intime de Hello Kitty, pour dire :

CANNES

L'activité de fabrication de cannes est rare aujourd'hui avec une vraie désaffection pour la canne comme accessoire vestimentaire. C'est à Vannes que subsiste l'une des dernières entreprises artisanales françaises de fabrication de canne : la maison Clément.

Mon oncle Ferdinand Clément reprit la maison moribonde en 1938, pour en faire un des fleurons de l'industrie française. Dans son autobiographie intitulée modestement « Cannes », il explique les raisons de son succès :

« A la machette ou à l’aide de moissonneuses, les cannes sont méthodiquement coupées mais non arrachées, à la différence de la betterave.

Naturellement cette méthode n'est pas employée pour les cannes télescopiques, qui sont cueillies à la main. Ainsi elles gardent une action très puissante vous permettant de dompter les plus gros poissons… »

Je m'arrêtai là. Je m'avouai vaincu. Furieux, je pris les feuilles entre deux mains pour les déchirer.

- Ne fais pas ça !

Liliane, sortie de la douche, enveloppée dans sa serviette Sinn Fein.

- C'est moi. C'est moi le poltergeist, ou plutôt un programme ludique que j'ai installé. J'avais lu le brouillon de ton histoire et je trouvais ça ennuy…, eh, je trouvais que ça manquait de piment. Tu me pardonnes ?

Et elle fit tomber la serviette.

Je pardonnai.

 

Plus tard je repris les feuilles et les glissai dans une enveloppe adressée à:

Concours « Écrire Cannes »
La Malmaison, direction de la culture,
47 boulevard de la Croisette - 06400 VANNES

Pardon : CANNES