De FOURNIER Jean-Robert
La façade est reconnaissable à son œil de bœuf cerné d'une guirlande en stuc. Nacéra a eu un coup de cœur pour ce trois pièces dans un immeuble ancien de la rue Mimont.
Ce soir c'est son anniversaire. Elle a réuni quelques amis. Ils sont à l'apéritif, sur sa terrasse au cinquième étage. Il fait doux, l'air est léger. Nacéra est heureuse. Elle a trente ans ! Elle n'en revient pas ! Et en plus elle a une nouvelle importante qu'elle va partager tout à l'heure. Il y aura des cris de joie, des embrassades. Il sera temps d'aller chercher le champagne au frigo.
D'ici la vue s'étend sur tout le quartier. Par-dessus les toits on aperçoit l'horloge de la tour qui marque midi. Ce n'est pas la bonne heure. Cette pendule en panne, cet étrange bâtiment et sa verrière poussiéreuse sont une véritable énigme.
Elle aime le quartier Mimont-République. Cannes y est bonne fille, plus vraie, moins chichiteuse que de l'autre côté, vers la Croisette et le palais des Festivals. Autrefois c’était un beau quartier. Quelques maisons offraient encore les façades ornées de résidences aristocratiques. Puis le chemin de fer était arrivé et avait coupé la ville en son milieu.
Dans les années soixante-dix un chantier gigantesque avait cru combler le fossé. A l'époque de la voiture reine, on avait recouvert la voie ferrée pour faire circuler trente mille véhicules par jour sur un axe routier en plein centre-ville. La fracture urbaine s'était accentuée. « Carré d'or » d'un côté, quartiers populaires de l'autre. Nacéra sait ce que son histoire personnelle a à voir avec ça. Sa vie aussi est comme un fruit coupé en deux.
Son père était arrivé du bled. La France avait besoin de travailleurs. Embauché comme ferrailleur au chantier de couverture du chemin de fer, il avait fait le regroupement familial et trouvé un studio en sous-sol boulevard de la République. Nacéra était née ici. Elle travaillait bien à l'école et avait continué au lycée Bristol. Du caractère, disait le père. Avocate, c'était son idée. On a eu la bourse et elle a réussi tous ses diplômes. Spécialisée dans le droit des étrangers, elle a vite obtenu la confiance des familles du quartier. Fille d'émigrés, elle gagne bien sa vie mais elle ne crèvera jamais le fameux plafond de verre. Impossible de rallier un des gros cabinets d’avocats d’affaires de la place.
Elle n'est pas mariée. Les garçons de la « deuxième génération » avec qui elle a grandi l'évitent. Coincée entre la tradition et la tentation d'une union mixte, elle vit sous le regard des vieux chibanis installés devant leurs tasses de café place commandant Maria. Son père aurait dû être parmi eux. Mais il est mort des suites d'un accident du travail. Que dirait-il de voir sa fille au bras d’un français ? Même s’il en était fier, il oubliait facilement qu’elle était française, elle aussi. Le bonhomme n’avait jamais pu avaler tous ces trucs que Nacéra avait ramenés de l’école, l’égalité hommes-femmes, la laïcité.
Mais ce soir Nacéra a trente ans. Ce qu'elle va leur annoncer ouvre peut-être une nouvelle époque. Il est temps de tourner la page ! N'en déplaise à l'horloge de la tour qui s'est arrêtée comme ça, un jour à midi.
Le ton de la conversation monte au fur et à mesure que le niveau de la sangria descend dans les verres. D'en bas leur parvient le bip-bip de recul d'un engin de chantier. Tout le quartier est en pleine rénovation. Accoudés à la balustrade, serrés l'un contre l'autre, Nacéra et Christian suivent le tractopelle jaune chargé de petits pavés gris. La rue va se transformer en un nouvel espace piétonnier et paysager. De là où il est, le chevalier de Mimont doit se réjouir, lui qui jadis avait fait planter ici des platanes.
- Ça prend tournure ! On dit que Cannes Maria c'est très bien ! Pour un placement ! Pas pour habiter !
Christian a un visage fin et régulier derrière des lunettes légères et une fine barbe brune. Il se dégage de lui une belle sérénité. Nacéra s'étonne :
- Pourquoi pas pour habiter ? J'ai lu la doc. Les prestations sont de qualité, c'est bien situé. Le quartier va changer, ce sera très agréable. Regarde les jardins suspendus au-dessus du parking, c'est déjà une réussite. On est à deux pas de la gare qui va être reconstruite. Ils vont modifier complètement les passages sous la voie ferrée et ça va nous désenclaver. Je suis sûre que plein de gens vont s'installer ici.
Christian la regarde. Il aime sa force quand elle s'embarque dans ses grands plaidoyers. Elle lui sourit. Ces deux-là sont complices. Elle a envie de lui annoncer la nouvelle maintenant. Mais une ombre s'interpose c'est la large carrure de Mike.
- Vous parlez du quartier ? Non impossible ! Moi je ne pourrais pas vivre ici !
Celui qui vient de parler est le plus âgé de la bande. Un regard bleu au-dessus d'une chemisette largement ouverte sur un torse bronzé où brille une chaînette en or. Il est dans l'immobilier. Il sait de quoi il parle et cela s'entend.
- Moi, j'y habite bien dans ce quartier ! fait Nacéra en haussant les épaules.
- Oui mais toi ma chérie, ce n'est pas pareil…
- Comment ça pas pareil ?
Elle ne voyait plus ce qu'elle avait de différent. Depuis des années, elle avait travaillé d'arrache-pied pour « être comme eux ». Mais si eux voyaient encore la différence, c'est qu'il devait y en avoir une. Mais où ? Peut-être simplement dans la couleur de sa peau trop brune et dans ses yeux sombres de belle fille du Sud ? D'un sud décidément trop au sud ?
Mike explique :
- Disons qu'il y a quelques années, on a commis des erreurs, des erreurs d'urbanisme j'entends. Ce qui est grave c'est le manque de mixité sociale. Et là, maintenant, manifestement il y a une concentration de population qui pose problème…
Elle redoute la suite. Mais elle laisse faire.
- Pris individuellement ça va. Mais voilà, ces gens sont trop nombreux. Il y a trop d'étrangers. Regarde les rues, les femmes voilées, les terrasses de café. Ils ont même acheté des commerces. Ils ont envahi ce quartier qui est à l'abandon. Je me suis laissé dire qu'il y avait ici, plus de dix boucheries hallal.
Le rouge monte au visage de Nacéra. Ces gens dont on parle ainsi ce sont les siens ; et devant elle. Trop nombreux, trop envahissants ! De trop quoi ! Elle ravale sa honte comme quand elle était petite.
Cependant l'autre poursuit :
- Tout ça n'a fait qu'amener des incivilités et de la délinquance. Quand tu vois tous ces jeunes qui trainent à ne rien faire et certains qui roulent dans des BM achetées avec l'argent de la drogue. Non ! Ça suffit ! On dit que la prison de Grasse est la plus grande prison du Maghreb !
Pour Nacéra, les derniers rayons du soleil couchant allument à la verrière de la tour de l'horloge des lueurs d'incendie.
Judith, la bonne copine a tout entendu. Elle s'approche, discrète, maladroite. Elle va tenter quelque chose :
- Non Mike ! Ce que tu dis est exagéré ! Ce quartier est sans danger. Tiens, moi, le soir, quand je rentre par le dernier train, je prends toujours le passage souterrain de la rue de Chateaudun ; le pire, celui qui est si étroit et si mal éclairé. Et bien il ne m'est jamais rien arrivé !
Cette fois Nacéra éclate et ironise :
- Mais c'est un miracle ma chérie !
Édith ne comprend pas la moquerie et acquiesce sottement.
Il y a longtemps que Nacéra lutte contre les préjugés et les amalgames, longtemps qu'elle explique, rassure et essaie de se rassurer elle-même. Mais ils sont englués dans leurs vieilles peurs. Ils simplifient, Ils mélangent tout. Ils caricaturent.
Au fond de la terrasse Christian discute football. Il ne paraît pas concerné. L'est-il ?
Mike croit bon d'ajouter :
- Tant qu'ils ne vous obligent pas à porter le voile…
C'en est trop ! Nacéra se demande ce qu'elle fait là, entre Mike si stupide, Christian si peu présent et cette gourde d'Édith. Elle leur en veut. Elle ne les supporte plus. Ces salauds sont en train de lui gâcher la soirée. Pas grave, elle peut très bien bouffer son gâteau toute seule. Mais qu'ils lui pourrissent la vie avec leurs vieilles lunes xénophobes et racistes, non ! Elle ne peut plus.
Elle s'est dressée comme un serpent en colère. Elle est superbe, à la fois fille du Maghreb et jeune française scandalisée. Les yeux exorbités, la bouche grande ouverte, elle crie son indignation.
- Ces étrangers sont mes frères. Ici c'est chez eux. Parce que comme moi, c'est ici qu'ils ont choisi de vivre. Ici je suis née, j'ai été à l'école, je travaille, j'ai mes amis et peut-être bientôt ma famille. Est-ce que je t'ai demandé Mike d'où venaient tes parents ? Est-ce que j'ai dit quelque chose sur ta façon à toi de traiter les femmes ? Au pays des droits de l'homme, pour moi un arabe vaut un blanc qui vaut un noir ! Foutez-moi le camp ! Tous ! Sortez de chez moi ! Dégagez !
Personne ne dit mot, ils sortent en silence, sans même se retourner pour lui dire au revoir ou l'embrasser. Tous, même Christian. Nacéra est seule sur la terrasse. Elle pleure doucement.
La nuit est descendue sur la ville. La tour de l'horloge n'est plus qu'un profil se découpant sur le bleu profond du ciel. On dirait un palais des mille et une nuits. Nacéra croit entendre la voix de son père :
- Bonne nuit petite princesse. Ne pleure pas demain il fera jour…
Demain ? Non ! Tout de suite ! Du caractère disait le père. Elle rappelle Christian en bas dans la rue. Elle lui crie fort par-dessus la balustrade, sans discrétion aucune.
- Je suis enceinte ! Reviens !
C'est ça son secret. Celui qu'elle n'a pas eu le temps de chuchoter à l'oreille de son bien-aimé. C'est ça la nouvelle qui ouvre peut-être une autre époque.
Oui ils vont habiter ici, tous les trois, dans ce quartier tout neuf !
« Une nouvelle façon de vivre Cannes ! », dit la publicité !
Et oui on va remettre l'horloge de la tour à l'heure !