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Le masque de fer, star cannoise

1er Prix Reportage

De DABOS Claude

Reportage fondé sur les documents d’archives
 

L’arrivée du prisonnier à Sainte-Marguerite

« M. de Cinq-Marc a transporté par ordre du roi un prisonnier d’État de Pignerol aux îles de Sainte-Marguerite ; personne ne sait qui il est ; il y a défense de dire son nom et ordre de le tuer s’il l’avait prononcé. Il était enfermé dans une chaise à porteurs ayant un masque d’acier sur le visage ».

C’est en ces termes qu’une gazette de 1687 relate l’arrivée sur nos rivages du prisonnier le plus célèbre du siècle de Louis XIV et, peut-être, de notre histoire : le Masque de fer. Escorté par une cinquantaine de mousquetaires, le captif a quitté le lointain fort d’Exilles, fait étape à Briançon, Embrun, Digne et Grasse avant d’arriver à Cannes, alors petit port de pêche d’environ deux mille habitants. Ultime étape de ce long périple : le Fort Royal de Sainte-Marguerite, la plus grande des îles de Lérins, au passé mouvementé. Cette île, occupée dans l’Antiquité par les Ligures, puis les Romains, propriété des moines de l’île voisine Saint-Honorat à partir du IVe siècle, puis des ducs de Guise, conquise par les Espagnols de 1635 à 1637, libérée puis fortifiée par Vauban, comporte au moment de l’arrivée de son nouveau gouverneur, M. de Saint-Mars, une garnison de plus de trois cents hommes.

 
Le premier geôlier de France

Saint-Mars n’est pas n’importe qui. Ancien mousquetaire de d’Artagnan, il a eu longtemps sous sa garde à la prison d’État de Pignerol l’illustre surintendant Fouquet et le turbulent marquis de Lauzun. À la Cour, on parle alors de lui comme du premier geôlier de France ! Après la mort de Fouquet en 1680 et la libération de Lauzun en 1681,  Saint-Mars devient gouverneur d’Exilles où il doit, sur ordre du ministre Louvois, conduire deux mystérieux prisonniers dissimulés dans une litière. Sur place, il sera le seul à pouvoir les approcher. De ces deux captifs l’un meurt à Exilles dans l’anonymat, l’autre, le visage dissimulé sous un masque d’acier, entre dans la légende sur l’île Sainte-Marguerite le 30 avril 1687 :

« Je n’ai resté que douze jours en voyage à cause que mon prisonnier était malade, écrit Saint-Mars à Louvois le 3 mai, à ce qu’il disait n’avoir pas autant d’air qu’il l’aurait souhaité. Je puis vous assurer, Monseigneur, que personne au monde ne l’a vu. »

 
Des visiteurs imprévus

Ce nouveau prisonnier, personne ne l’a vu ; mais tout le monde épie son arrivée.

Un mois plus tôt, sur ordre de Louvois,  Saint-Mars s’est rendu seul sur l’île pour découvrir son nouveau gouvernement et « faire accommoder un lieu propre à garder sûrement ses prisonniers». Au cours de ce séjour où il a conçu les plans des nouvelles prisons, l’une pour le maître, l’autre pour le valet, il s’est laissé aller à des confidences, laissant l’île toute bruissante de rumeurs quand il est reparti chercher le survivant d’Exilles.

Le voyage à Gênes, document consultable à la Médiathèque de Nîmes, nous en rend compte à travers la relation de l’abbé Mauvans qui, en compagnie de M. de Mazaugue, du Parlement d’Aix, fait escale sur l’île le 18 avril 1687 :

« M. de St Marc [sic] est parti de là depuis quelque temps pour aller escorter ce prisonnier inconnu que l’on conduit avec tant de précautions, et auquel on a fait savoir de bonne heure que lorsqu’il serait ennuyé de la vie, il n’avait qu’à dire son nom parce qu’on avait ordre de lui donner aussitôt un coup de pistolet dans la tête. »

Mourir à cause d’un nom ? La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, bien au-delà de la Provence. Dès septembre 1687, une gazette diffusée depuis le centre de la France reprend toutes ces informations et conclut :

« Tout ce que l’on a su de Saint-Mars c’est que ce prisonnier avait passé de longues années à Pignerol et que tous les gens que l’on croit morts ne le sont pas. »

Le ministre Louvois eut-il eu connaissance de cet impair ? Saint-Mars prétexta avoir souffert de violents accès de fièvre dès son arrivée sur l’île…

 
La mort du prisonnier

En janvier 1688, le  geôlier annonce à Louvois, avec une évidente satisfaction, la fin du chantier au Fort Royal :

« J’ai mis mon prisonnier dans l’une des deux nouvelles prisons que j’ai fait faire suivant vos commandements. Elles sont belles, vastes et claires et pour leur bonté je ne crois pas qu’il y en ait de plus fortes et assurées dans l’Europe. »

Désormais, le captif peut contempler le rivage cannois à travers une triple rangée de barreaux. Sa prison est confortable, certes, mais les murs épais et les triples portes bardées de clous et de ferrures l’isolent à jamais du monde. Il ne quitte sa cellule que pour faire quelques pas dans le couloir attenant, en la seule présence de Saint-Mars. Il meurt comme il a longtemps vécu - dans le plus grand secret.

 
Un reporter du XVIIIe siècle, l’historien Papon

« L’Inconnu [nous dit Stanislas Brugnon au Colloque de Cannes] vécut six ans à Sainte-Marguerite avant de mourir dans sa prison ‘‘belle vaste et claire’’ où, dans le courant de l’année 1693, ‘‘à l’heure de minuit’’, Jacques Souchon, cadet de la compagnie franche du gouverneur, vint le prendre pour le porter ‘‘sur ses épaules dans le lieu de la sépulture’’. »

L’auteur se réfère ici à l’Histoire générale de la Provence (1778) de l’abbé Papon. Dans son chapitre sur Sainte-Marguerite, conçu comme une enquête sur le « fameux prisonnier au masque de fer dont on ne saura peut-être jamais le nom », l’abbé réalise un scoop au Fort royal : un vieil officier de quatre-vingt-deux ans se souvient que son père « qui était pour certaines choses l’homme de confiance de Saint-Mars, a souvent dit à son fils qu’il avait été prendre le mort à l’heure de minuit dans la prison et qu’il l’avait porté sur ses épaules dans le lieu de la sépulture ».

Mais il nous apprend encore que Saint-Mars se serait soucié d’offrir une servante à son prisonnier privé d’un valet depuis la mort de celui qui le servait à Exilles :

« Une femme du village de Mougins vint s’offrir, dans la persuasion que ce serait un moyen de faire la fortune de ses enfants ; mais quand on lui eut dit qu’il fallait renoncer à les voir, et même à conserver aucune liaison avec le reste des hommes, elle refusa de s’enfermer avec un prisonnier dont la connaissance coûtait si cher. »

 
La renommée internationale du Masque de fer

Un demi-siècle après la mort du Masque de fer, la légende prend le relais - et quel sujet pour les écrivains ! Voltaire dans son Siècle de Louis XIV apprend à l’Europe l’existence du prisonnier de Sainte-Marguerite. En 1839, Victor Hugo s’émeut de la destinée de ce « Prisonnier dont nul ne sait le nom, dont nul n'a vu le front, / Un mystère vivant, ombre, énigme, problème. » En 1847, Alexandre Dumas le fait revivre dans le Vicomte de Bragelonne. Prosper Mérimée, qui réside à Cannes à partir de 1883, visite sa prison et s’indigne : « Comment ses geôliers n'avaient-ils pas le courage d’abréger ses souffrances par un coup de poignard ? » Quant à Marcel Pagnol, il n’hésite pas à interrompre sa production littéraire dans les années 60, le temps de se consacrer à la résolution de l’énigme : « Si mon nom passe à la Postérité, ce sera pour ce travail. »

À Cannes, capitale française du cinéma, il est réconfortant de constater la richesse de la filmographie consacrée au Prisonnier. Aujourd’hui, le personnage continue encore et toujours de fasciner. Des touristes du monde entier viennent se recueillir chaque jour dans sa cellule où figure la liste de toutes les identités possibles du Masque de fer. Laquelle est la bonne ?

 
Le Colloque de Cannes

La Ville de Cannes, soucieuse de faire le point des connaissances acquises, a ouvert en 1987 le colloque Il y a trois siècles après le masque de fer… qui conclut provisoirement :

« L’énigme continue de se dérober, mais les progrès acquis ne doivent cependant pas être sous-estimés. Et d’autres pourraient provenir de l’accès à de nouvelles archives. Sait-on jamais ? »

Depuis, la découverte de plusieurs documents apporte un nouvel éclairage à l’énigme. En effet, dans le Masque de fer entre histoire et légende paru en 2003, l’historien Jean-Christian Petitfils cite plusieurs pièces comptables relatives au remboursement des frais d’entretien de nos deux prisonniers : « Ces captifs apparaissent sous des appellations parfois déformées : ‘‘Messieurs de la tour d’en bas et un valet’’, ‘‘La Tour d’en bas et un valet’’, ‘‘La tour d’aubas et son valet’’ ». Ainsi, les prisonniers d’Exilles n’étaient pas deux valets, comme on le croyait au moment du colloque de Cannes, mais bien un maître et son valet. Tout laisse même à penser que l’on a conduit à Sainte-Marguerite le plus important des deux.

Finalement seule demeure la question de l’identité du captif insulaire.

Or une hypothèse a surgi à l’aune d’une coïncidence troublante. La mort à Pignerol, sans témoin d’aucune sorte, du surintendant Fouquet, le premier et prestigieux prisonnier de Saint-Mars, est survenue juste avant l’apparition dans les registres de nos deux prisonniers que Louvois voulait absolument clandestins (Lettre à Saint-Mars du 8 avril 1680). Cette mort est loin d’être une certitude, comme en témoigne Jean-Christian Petitfils dans sa biographie de Fouquet : « Où le surintendant a-t-il rendu le dernier soupir ? Et dans quelles circonstances ? Où fut-il réellement inhumé ? » On ne peut alors que se souvenir de la phrase sibylline de Saint-Mars, proférée à propos de son prisonnier de Sainte-Marguerite : « Il y a des gens que le public croit morts et qui ne le sont pas ». Et s’interroger sur une éventuelle substitution…

Dès lors, il est au moins légitime de considérer que l’Inconnu de Sainte-Marguerite fut l’un des grands personnages de notre Histoire. Tant mieux pour le prestige de notre star locale.