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La grande escapade

2e ex aequo Prix Nouvelle

De GIULIETTI Isabelle

1972 : la fin du paradis !

Notre magasin familial, situé 41 rue Meynadier doit se vendre, mon grand-oncle qui le gérait avec ma mère est décédé. Maman ne peut pas le racheter, il y a trop d'héritiers à rembourser, on appelle ça une indivision. La belle affaire ! Cela ne règle rien au problème, nous ne pourrons plus y venir et voir les clients choisir leur vaisselle ou des paniers. Je vendais des petits filets élastiques à l'entrée, mon oncle me donnait quelques centimes en récompense pour m'acheter des friandises à la pâtisserie voisine... L'insouciance de l'enfance, le bonheur d'être entouré de gens bienveillants et protecteurs, toutes ces douceurs enfantines vont peu à peu céder la place à des mets plus amers : rien ne sera plus pareil après, je vais 'grandir' !

En face du magasin, au 42, un couloir mène à une cour intérieure où se trouvent l'entrepôt du magasin, la maison de mes grands-parents au-dessus et sa terrasse où s'aventure sans vergogne une vigne grimpante de chasselas qui nargue les jarres de plantes diverses parsemées de trèfles.

J'ai eu l'occasion, un jour, d'y retourner; une grille bloque l’accès à la maison, vendue depuis longtemps aussi. Seuls, les souvenirs  ont le pouvoir de pousser la grille pour me faire à nouveau pénétrer dans ces lieux chers à mon cœur et goûter les lointaines saveurs de mon enfance.

Parmi eux, il en est un qui remonte plus loin dans le temps que la date fatidique de la vente du magasin, je n'avais pas encore cinq ans et mon royaume se regroupait en petits quartiers : la cuisine de mon grand-père qui me préparait des verres de grenadine, la salle à manger où il faisait son tiercé, l'entrepôt où tous les cartons  vides des marchandises livrées finissaient en cabinets imaginaires de docteur, de vétérinaire ou en voitures de fortune, avec des cuillères en plastique en guise de rétroviseurs… J'allais et je venais de la maison au magasin, je me rendais également dans les boutiques voisines de la nôtre, tout le monde se connaissait et se parlait, nous étions une grande famille complice et chaleureuse.

Un beau jour, j'attendais ma mère avant de rentrer déjeuner chez nous,  rue Jean de Riouffe, le trajet ne nous prenait pas plus de dix minutes. J'attendais donc ma mère devant l’entrepôt, fermé ce jour-là et je commençais à trouver le temps long, j'appelle un peu partout mais personne ne répond, la maison de mes grands-parents est silencieuse, je retourne donc au magasin, fermé lui aussi, que s'est-il passé ? Peut-être, je n'ai pas compris où il fallait attendre. Toujours est- il qu'il n'y a personne nulle part et je prends la décision, du haut de mes quatre ans et quelques poussières de rentrer chez moi seule, quelqu'un viendra bien me trouver ! Où est maman ? Ce n'est pas son genre de m'oublier, elle est bien trop attentive…

Allez, je connais le chemin par cœur, les recommandations habituelles pour franchir les passages cloutés, c'est tout droit ; ma première grande aventure va commencer : la traversée de la rue  Meynadier !

J’ai dans ma tête toute une mosaïque de boutiques qui composent mon univers familier ; à droite, juste à côté du magasin, la pâtisserie aux délicieux gâteaux basques, puis un petit traiteur, ensuite, la mercerie de monsieur Georges, un copain de ma grand-mère, sa porte est close aussi, il aurait peut-être pu m'aider ?

Près de la mercerie, le magasin de souvenirs qui existe toujours, au coin de la rue Ferry, à l'autre angle, le magasin de pâtes fraîches, toujours là aussi. A gauche, j'ai dépassé une minuscule droguerie où on trouve tout ce qu'on veut, puis la boucherie tenue par un impressionnant monsieur aux joues rouges et à la voix tonitruante, les propriétaires ont changé depuis mais la boucherie est toujours là. A côté, l'immense librairie-papeterie où maman achète toutes les fournitures scolaires, à présent, on y vend des chocolats mais à l'époque, je m'y grisais de l'odeur des cahiers neufs et de la quantité de stylos ou gommes rectangulaires si bien découpées qu'on n'avait pas envie de les user.

Suit la boutique du fleuriste remplacée par des habits d'enfants à présent… Et, j’arrive à la première étape, j'aperçois l'angle de la rue Emile Négrin où l'odeur de la fromagerie d'en face me monte aux narines, j'avais toujours l'impression d'avoir le nez dans un camembert quand je passais devant…

Les passants se raréfient ; à l'époque, pas mal de boutiques ferment entre midi et deux, j'arrive à la grande boucherie 'la Cannoise', disparue elle aussi, puis une autre boutique de pâtes fraîches dont les panisses dodues et circulaires attirent irrésistiblement l'œil des clients. En face, le grand Midiprix  remplacé de nos jours par une autre enseigne. J'atteins le bout de la rue, le bar tabac qui fait le coin existe toujours mais la dame qui me souriait gentiment en vendant des cigarettes à mon père et mes chewing-gums s'en est allée. Là, prudence, je dois traverser  pour atteindre la rue Vénizélos, je n'ai pas peur du tout, ce parcours est ancré dans mes jeunes veines, pas de forêt mystérieuse à traverser avec un loup tapi dans l'ombre. Mon conte à moi se déroulait dans cette mythique rue cannoise peuplée d'êtres chers et de gentils commerçants, je me sentais presque en sécurité protégée par une sorte de dôme invisible jusqu'à ce que j'atteigne une petite poissonnerie tenu par un couple avec qui Maman discute souvent, la dame me reconnaît et me demande: 'Tu es toute seule ?, elle est où ta maman ?', je lui souris et  réponds ; 'J'ai trouvé personne à l'entrepôt, je rentre à la maison.’

Je sens bien son inquiétude ; 'Mais il y a la rue à traverser, ma petite, c'est dangereux…',  'Oui, je fais attention', nouveau sourire de ma part ; 'je vais retrouver Maman, je suis presque arrivée', la dame me regarde partir, médusée, rétrospectivement, je me dis qu'elle a dû se poser quelques questions mais ma détermination est sans faille, je traverse pour atteindre le trottoir de mon immeuble, au 10 de la rue Jean de Riouffe. Je pénètre par la grande porte cochère de ce bâtiment qui date de 1912, c'est  tout noir, je n'arrive pas à trouver la lumière, je monte les escaliers à tâtons, nous habitons au 2ème étage, heureusement, j'arrive à grimper sur une marche afin d'atteindre la sonnette. Pas de réponse… Que vais-je faire ? Je m'assois sur une marche et j'attends, les minutes s'allongent…, le continuum espace-temps se brouille dans ma tête.

Soudain je crois percevoir des murmures angoissés, des pleurs mêmes, des voix de femmes :

'Umph…, enlevé…, petite…, Mon dieu…, pas vrai…, pas possible…', à tout hasard, je lance : 'maman, c'est moi, je suis là, j'arrive pas à allumer la lumière…'.

'C'est toi ma chérie ?, halète-t-elle,' elle est là, elle est rentrée, toute seule, mon Dieu, merci, elle est là, tu es là…' Certainement, on m'a serrée très fort, j’ai les paires d'yeux rougis de ma mère et de ma grand-mère en face, j'ai l’impression qu'elles ont assisté à un tremblement de terre. Je suis rassurée mais, aujourd'hui encore, je n'ai toujours pas compris, - moi qui était l'objet de tant d'attention – comment les uns et les autres se sont entendus, qui était affairé à quoi et pourquoi nous nous sommes manqués. Ma mère en a été quitte pour une belle frayeur et avait commencé à envisager le pire…

Cela a suscité quelques remous dans notre communauté, je ne savais pas si on me considérait comme une héroïne ou une belle effronté mais on me fit quelques remarques sur l'exploit !

Rentrer chez moi toute seule m'avait paru à l'époque la meilleure solution, cette rue n'était pour moi que le prolongement de ce qu'aujourd'hui encore, plus que jamais, je nomme, le cœur de mon cœur. Ma géographie enfantine était ainsi faite.

En dépit des transformations survenues avec le temps, ces lieux si familiers sont restés le fondement de tout ce qui m'a forgée. Ils sont associés à l'amour des miens, une enfance comblée de tendresse, la nostalgie qui m'étreint parfois en passant devant le n°42 de la rue Meynadier est empreinte de bienveillance. Elle n'est jamais envahie par la tristesse, elle continue de me nourrir et de me donner la force d'avancer, de lutter dans un monde qui n'a plus grand chose à voir avec celui que j'ai connu.

Cette grande première aventure m'a donné le goût des découvertes et des voyages, j'aime flâner et me laisser envahir par la magie des lieux que je visite, rien ne m'échappe, il y a tant de beautés cachées que certains ignorent en passant devant ou en dégainant un appareil sans prendre le temps de l'observation. J'aime tout  simplement ce moment où on se laisse envelopper par l'atmosphère caractéristique d'un endroit, celui où l'on capte le charme d'une demeure historique, la lueur d'un crépuscule indolent, celle d'une aurore paresseuse au-dessus d'un cours d'eau ou le parfum des fleurs d'un jardin isolé… Dans tous les lieux que j'ai visités, je ressens au plus profond de moi ce qui les rend uniques et les pas qui me guident sont toujours ceux de la fillette de quatre ans qui arpentait son fief, au cœur de Cannes, telle une reine conquérante en son royaume.