De Eve SAUMIER
Tous les dimanches d’été, nous « montions aux îles ». J’avais six ans et cette expression était une source de joie incommensurable.
« S’il fait beau, demain, on monte aux îles ! » s’écriait mon père, qui guettait ma réaction du coin de l’œil. C’était le signal : je bondissais alors comme un petit diable sortant de sa boîte, et courais jusqu’au placard de ma chambre pour en sortir mon seau, mon épuisette, et surtout ma jolie petite canne à pêche bleue que j’avais eue pour mon anniversaire. Ma mère était responsable du pique-nique. Je la revois encore dans la petite cuisine aux carreaux de couleur crème, s’affairer à la préparation des pan bagnat, dont l’odeur et la saveur en font aujourd’hui ma madeleine de Proust. Elle les préparait avec dextérité sous le regard intéressé de Minaud, notre chat tigré, qui resquillait toujours un petit morceau de thon. Pourquoi n’aurait-il pas été lui aussi de la fête ? Pendant ce temps, mon père nettoyait « son équipement de plongeur » - son masque et ses palmes – en rêvant de quelque trésor qu’il découvrirait au cours de nos excursions îliennes…
Le matin du départ, je me levais tôt et avec une étonnante facilité, de peur de manquer notre bateau. Je trépignais, bientôt rejoint par mon père, et nous attendions ensemble ma mère. Elle sortait alors de sa chambre, vêtue de sa robe à petites fleurs, coiffée d’un chignon soigneusement négligé, et un panier tressé qui me semblait contenir tout un monde.
Je ressens encore l’excitation au moment d’embarquer sur le bateau blanc et bleu qui nous menait à l’île Sainte-Marguerite. J’avais plaisir à rester sur le pont, à la proue du navire, comme un capitaine conduisant son équipage vers des contrées inconnues et pleines de promesses. Les jours de grand vent, je criais d’allégresse quand les flocons d’écume s’abattaient sur moi. Ma mère restait à mes côtés, les lunettes papillons posées sur son joli nez, et son fichu rouge qui voletait comme un oiseau pris dans des vents contraires. Elle me tenait la main, et nous riions à l’unisson. Mon père préférait être assis, l’air grave, et je le surprenais parfois à vérifier l’état des bouées de sauvetage accrochées au bastingage…
Tandis que le navire s’éloignait de la côte, je voyais l’étendue de sable se dessiner, les plages de la Croisette où la foule se pressait. Je pouvais deviner les enfants qui reconstruisaient inlassablement leur château de sable balayé par les vagues, les mamans qui regardaient toutes dans la même direction, assises sur leur serviette frangée, et dans l’eau, les sillons droits des nageurs les plus aguerris. Mais le plus beau des spectacles se jouait en face de moi. Posée sur l’eau, l’île miroitait sous le soleil aveuglant comme une émeraude. A mesure que nous nous approchions, je distinguais plus nettement les détails, le village d’abord et son restaurant L’Escale, puis les pins immobiles. Et à gauche, le fort, tantôt protecteur, tantôt menaçant, mais qui toujours éveillait en moi les histoires les plus romanesques.
Si nous connaissions ses contours par cœur, nous avions un « petit coin d’île à nous », une crique isolée où les rochers formaient une piscine d’eau de mer, adaptée à ma petite taille. J’aimais m’assoir sur les galets polis, à l’abri des remous. Orpailleur en slip de bain, j’attrapais les cailloux ensablés à l’aide de mon épuisette et mettais de côté les plus beaux spécimens qui rejoindraient ma collection. Alors que mon père explorait les fonds à quelques mètres de nous, ma mère profitait de l’ombre d’un pin penché. Allongée sur une grande serviette blanche, elle lisait un livre de poche, mais je la suspectais parfois de fermer les yeux, bercée par le chant des cigales.
Puis venait la pause sacrée du pan bagnat qui récompensait nos exploits, mon père et moi. Je prenais conscience en sortant de l’eau que j’avais froid ; ma mère m’enveloppait alors d’une serviette en me frictionnant doucement et en posant un tendre baiser sur mon nez mouillé. Je gardais toujours un petit morceau de mon pan bagnat pour les poissons. Car après le déjeuner, commençait l’un de mes moments favoris : la pêche. Tenant fermement d’une main ma canne, je grimpais sur les rochers, impressionné par les clapotis que j’entendais sous mes pieds. Puis je m’asseyais en tailleur et faisais tremper ma ligne et le petit bout de pain habilement hameçonné, dans l’espoir d’attraper un loup ou un poisson à la mâchoire effrayante que je voyais parfois sur les étals du marché. Le déroulé de ces dimanches d’été ne variait pas et suffisait à mon bonheur.
Pourtant, un dimanche, le dernier des vacances, il m’arriva quelque chose d’extraordinaire. Perché sur mon rocher, je contemplais le flotteur de ma canne se dandiner à quelques mètres de moi, quand j’entendis une voix qui me fit sursauter.
Campée sur ses deux jambes comme un immense A, une fille me fixait de ses yeux perçants. Elle avait une quantité folle de cheveux bouclés qui sous le soleil de ce début d’après-midi, me parurent s’enflammer. De l’orange, du rouge, du doré, du cuivré, chaque mèche était plus éclatante que les autres. Je n’avais jamais vu ça. Cette vision impressionnante me coupa le souffle et la langue, ce dont elle s’aperçut car elle reposa la même question, en pointant cette fois-ci du doigt le bout de ma ligne.
Elle leva ses sourcils et je me mordis la lèvre tant ma réponse me parut soudain manquer de professionnalisme. Elle regarda mon seau en plastique brillant d’un vide abyssal.
Et elle sortit comme par magie un grand seau sale et éraflé, preuve s’il en fallait qu’elle avait de l’expérience. Je fus estomaqué par ce que j’y découvris : trois petits poissons argentés et un crabe de la taille de ma main, s’agitaient dans le fond. J’avais affaire à une vraie connaisseuse, et j’avais honte. Je baissai les yeux, pensant qu’elle me laisserait à mon triste sort, mais elle n’en fit rien.
Et du haut de ses huit ans, elle me sortit de l’ignorance. Je la suivis jusqu’à la plage où elle avait posé son matériel, et en particulier la petite boîte de fer d’où elle sortit un ver fort remuant. Je serrai les dents lorsqu’elle l’accrocha à l’hameçon de ma canne à pêche. Quand elle eût terminé, elle me tendit avec un grand sourire la canne, qui désormais me paraissait bien plus menaçante. Il était temps de faire mes preuves. Je jetai la ligne à la mer et nous attendîmes qu’un miracle se produise. Au bout de quelques minutes, elle me proposa de partager son goûter, des biscuits dont le chocolat devait sans doute représenter quelques dessins qui avaient fondu avec la chaleur. J’étais très ému par sa générosité et navré de ne pouvoir lui rendre la pareille. Soudain, je sentis une résistance, quelque chose tirait sur la ligne, c’était gros à n’en pas douter ! Je hurlai d’excitation et tournai vivement le moulinet en espérant qu’il tiendrait bon. Il émergea enfin sous nos yeux ébahis : un poisson aux reflets bleus, de la taille d’une belle sardine, que nous parvînmes au prix de quelques efforts et d’éclats de rire à mettre dans mon seau ! J’avais réussi et je voyais à son regard adouci, qu’elle était admirative. Ces quelques heures partagées avec ma nouvelle amie aux îles me submergent aujourd’hui encore comme une vague de félicité.
La rentrée des classes annonçait la fin de nos dimanches aux îles et j’en fus bien triste. Attendre l’été suivant pour retrouver mon amie me semblait une épreuve insurmontable, mais une nouvelle vint anéantir tout espoir de retrouvailles quelques mois plus tard. Mon père était muté. C’était un mot que je ne comprenais pas et que j’avais entendu un soir au cours d’une conversation entre mon père et ma mère. Je savais que c’était terrible parce que ma mère avait beaucoup pleuré. Je n’en saisissais pas les conséquences, jusqu’à ce que mon père m’annonçât solennellement au cours d’un dîner :
Je n’entendis pas la suite ou peut-être l’ai-je depuis oubliée.
Je n’ai jamais cessé de penser à mes dimanches aux îles. Un souvenir vivace et empreint de nostalgie qui me suivit très longtemps et jusqu’à l’âge adulte. Un été alors que je passais quelques jours en vacances sur la Côte d’Azur avec mon fils, alors âgé de 8 ans, j’eus envie de lui faire connaître l’île Sainte-Marguerite. Malgré le temps, malgré mon âge, je retrouvai les mêmes sensations de liberté et d’envol, à l’avant du bateau, ce même plaisir à distinguer chaque partie de l’île qui se dessinait devant moi, et de voir le fort se dresser sur la mer, immuable. Tandis que nous traversions la pinède, je me souvins du chemin pour accéder à la crique. Rien n’avait changé, la petite piscine naturelle était toujours là et au milieu, une petite fille en brassards attrapait en riant les cailloux qu’elle montrait à sa mère. Assise sur un rocher, celle-ci lui répondait en souriant, les doigts glissés dans ses longues boucles rousses qui ondulaient dans le vent.