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Insula Universum

Prix de l’anticipation

De Jean-Marc GEFFRIER

La première réunion se tint au début du mois de mai dans l’appartement de Véronique à Bruxelles. Étaient aussi présents : Aurélien, Carlo et Julien. On avait donc là une philosophe, un astrophysicien, un physicien et philosophe des sciences et un astrophysicien-cosmologiste. Ils avaient répondu à l’appel d’Aurélien qui avait évoqué une découverte stupéfiante. Une découverte qu’il se devait de partager avec des gens de confiance et amis de surcroît.

Aurélien commença par leur exposer chronologiquement les résultats de ses recherches qui avaient pour racines un manuscrit datant du XVIe siècle attribué à Giordano Bruno, un frère dominicain et philosophe d’origine napolitaine. Dans ce texte, l’auteur précisait la ramification qui l’avait conduit à dévoiler ce mystère caché dans un rébus. S’y trouvaient ainsi les noms de ceux qui s’étaient transmis le secret. Giordano Bruno l’avait découvert en lisant François Rabelais qui lui-même l’avait reçu de Francisco Colonna. Ce dernier avait décrypté l’énigme dans un manuscrit commun à Dante Alighieri et Guido Cavalcanti, tous les deux membres de la confrérie des Fidèles d’Amour. Eux-mêmes la tenaient des écrits – toujours sous la forme d’un rébus – d’un certain Ibn Mansour al Halladj, un soufi de Bagdad qui fut crucifié en 922 pour ses proclamations publiques dérangeantes.

– Pour l’instant, avoua Aurélien, la chronologie s’arrête là.

– Tout ce que tu nous as dit est fort intéressant, déclara Carlo. Mais quel est ce secret si bien dissimulé ?

– J’y viens, j’y viens ! assura Aurélien.

– Ne nous fais pas patienter trop longtemps, supplia Véronique.

– Donc, poursuivit Aurélien, à partir du premier manuscrit que j’ai décrypté, je suis remonté jusqu’aux figurations les plus anciennes. Toutes avaient la même symbolique. Il s’agissait d’îles jumelles, en l’occurrence en mer Méditerranée. Sur l’une des deux îles se trouverait une sépulture séculaire qui donnerait accès à une « porte de la nuit » s’ouvrant sur d’autres mondes.

– C’est pour nous dire ça que tu nous as réunis ! ironisa Julien. Tu aurais mieux fait de nous proposer directement les bords de la Méditerranée pour des vacances bien méritées.

– Pourquoi pas ? répondit Aurélien en souriant. En attendant, puisque nous étions tous à Bruxelles pour ce colloque sur la théorie des supercordes et que Véronique habite ici, c’était plus simple.

– Ça me semble logique, reconnu Carlo.

– Et ensuite ? demanda Véronique.

– Ensuite, poursuivit Aurélien, j’ai découvert que ces îles légendaires se trouvaient sur la côte nord de cette mer, à quelques encablures de la charmante ville de Cannes, dans la splendide baie du même nom. Ce sont les îles de Lérins qui s’appellent Sainte-Marguerite et Saint-Honorat.

– Tu es sûr de ce que tu avances ! s’inquiéta Julien. Comment as-tu fait pour savoir que c’était bien de ces îles qu’il était question ?

– J’ai eu beaucoup de chance, admit Aurélien. Il y a deux mois, en furetant chez mon bouquiniste préféré, je suis tombé par hasard sur un vieux traité d’alchimie et d’astrologie attribué à Nicolas Flamel qui lui aussi avait découvert cette énigme sous forme d’allégories dans les manuscrits d’un alchimiste égyptien du XIVe siècle, le mystique Al-Jaldaki qui a su reproduire et commenter un grand nombre de textes anciens.

– Je t’en prie, dis-nous tout de suite ce qui était écrit ! implora Véronique.

– Je vous le traduis du vieux français, dit Aurélien. « Nous, fils et filles de l’athanor, te convions, voyageur intrépide et érudit, à t’agenouiller devant l’ancienne sépulture qui est sur l’île au Lac que l’on nomme Lériné. En visitant l’intérieur de la Terre, tu trouveras la voie cachée de l’Infini, de l’Univers et des Mondes. »

– Crois-tu, demanda Véronique, qu’une vieille tombe peut nous aider à voler d’étoile en étoile ?

– Ou d’univers en univers, ajouta Carlo.

– Pour l’instant je l’ignore, répondit Aurélien, mais rien ne nous empêche d’aller le vérifier par nous-mêmes.

– Et que proposes-tu ? demanda Julien.

– Ça va te plaire, assura Aurélien avec un clin d’œil, car j’ai pensé organiser un petit stage de quelques jours sur cette île.

– Là, tu m’intéresses ! Mais quand même, tout ça ne t’étonne donc pas ! Tu trouves normal de se fier à des écrits qui ont plus de mille ans.

– Disons que ça a piqué ma curiosité. Et puis, vous comme moi, nous sommes des inconditionnels des théories qui décrivent la possibilité d’un cosmos infini et d’une pluralité des univers. Voilà pourquoi j’ai pensé que nous n’avions rien à perdre dans cette quête même si elle semble déjantée. Quand bien même ça ne resterait qu’un séjour au bord de la mer.

– Effectivement, vu sous cet angle, nous n’avons rien à perdre.

 

Un mois plus tard, un lundi sur les coups de midi, le TGV en provenance de Paris déposa nos amis en gare de Cannes. Comme souvent dans ce coin de France il faisait un temps idyllique : soleil et ciel bleu.

Ils rejoignirent le bord de mer et la Croisette. L’île Sainte-Marguerite était là sous leurs yeux, presque à portée de main ; un bijou de verdure, un trésor pour les amateurs de sensations olfactives et d’eau limpide. Elle cachait une autre île, celle des contemplatifs.

Ils n’eurent pas à se forcer pour faire une halte déjeuner à la terrasse d’un restaurant, à l’ombre des platanes. À la mi-mai, le soleil tapait déjà fort.

Un peu avant 14 heures, ils se trouvaient à l’embarcadère du vieux port pour une traversée d’un petit quart d’heure jusqu’à l’île. Ils avaient réservé le gîte et le couvert au fort Royal pour trois nuits en pension complète. En ce début de semaine, il y avait peu de monde et ils bénéficièrent d’un dortoir pour eux seuls.

De nombreuses histoires entourent ce lieu où fut emprisonné le célèbre masque de fer. À Sainte-Marguerite, il n’y a aucun mystère, mais l’absence de secrets n’empêche pas les rumeurs et les légendes. La dernière entendue, c’est qu’il y aurait un tunnel qui relirait l’île voisine. Aujourd’hui, le fort Royal héberge le musée de la mer et un centre de vacances pour les jeunes ou les familles.

 

Il restait plusieurs heures avant le dîner et le petit groupe en profita pour commencer son exploration. Ils avaient deux kilomètres carrés à fouiller au milieu des pins et des eucalyptus. En cette fin de journée, il n’y avait que la paix entourée de la mer Méditerranée.

Ils visitèrent d’abord le cimetière, mais aucune sépulture n’était suffisamment ancienne pour coller à l’énigme.

Après ce premier dîner sous les micocouliers, ils rejoignirent leur chambre et s’endormirent la tête dans les étoiles.

 

Le lendemain, ils procédèrent en quadrillant le terrain avec méthode. Aurélien pensait que le caveau devait se situer non loin du fort, et c’est à partir de là qu’ils commencèrent leurs recherches.

Après un pique-nique rapide, les pieds dans l’eau, ils reprirent leur quête. La journée touchait à sa fin lorsque soudain un appel alerta le groupe :

– Venez vite ! Je crois que j’ai trouvé ! criait Véronique.

Ils la trouvèrent les bras croisés, posant fièrement près d’un vieux four à pain.

– Regardez, dit-elle, en désignant une dalle de pierre à moitié recouverte par la terre. C’est peut-être ce que nous cherchons.

Affectivement, après l’avoir nettoyée, ils mirent à jour des signes gravés dans un cartouche.

– C’est du grec ancien, affirma Carlo qui sortit son téléphone pour prendre des photos.

 

Le soir, à l’heure de l’apéritif, ils s’immergèrent entre réflexion et verres de rosé pour tenter de déchiffrer ce qui n’était à première vue qu’une suite de lettres : σβρπμτ σλ τ στψ σλ τρπ μυ ηγ.

– Si on l’écrit en lettres latines, dit Carlo, on obtient « sbrpmt sl t stps sl trp mv ch ». Ce qui ne veut pas dire grand-chose.

– Seulement des consonnes, nota Julien. Et si l’on y ajoutait des voyelles.

Chacun dans son coin et à force de tâtonnements, Aurélien pensa qu’il avait trouvé la solution.

– Je suis devant une phrase en latin, dit-il, mais écrite à l’envers. Et quand on la retourne, on obtient « Hic viam aperit aliis spatiis et aliis temporibus ».

– Ici s’ouvre le chemin vers d’autres espaces et d’autres temps, traduisit immédiatement Véronique. Nous avons réussi !

 

Tôt le lendemain, ils rejoignirent la pierre gravée. Ils tentèrent de la déplacer, mais elle semblait soudée au sol.

– La dernière lettre est plus épaisse, remarqua Julien.

Sans répondre, Aurélien passa ses doigts sur la lettre, appuya doucement, puis plus fort lorsqu’un tremblement se fit sentir. La dalle bougeait ! Ils purent alors la pousser sur le côté, laissant apparaître des marches.

Judicieusement munis de lampes torches, ils s’engagèrent dans un escalier en pierre taillée qui s’enfonçait sous terre. L’air était froid et humide. Les murs n’étaient pas droits et quelques moellons s’étaient détachés. Après une longue descente, ils continuèrent leur progression dans un couloir pour se retrouver devant ce qui semblait être une bouche d’ombre. Les faisceaux des lampes ne s’y reflétaient pas.

Intrigués, mais hésitants, ils lancèrent une pierre qui traversa la nuit. Rien ne se produisit. Aucun bruit du caillou touchant le sol.

– J’ai la sensation d’être face à un trou noir miniature, commenta Aurélien.

– Et maintenant, que fait-on ? interrogea Véronique.

– Je vais y aller, affirma Aurélien en avançant

– Non, c’est trop risqué ! s’exclama Véronique en tentant de le retenir, tu me fais peur.

– Ne t’inquiète pas, mais je dois comprendre, insista Aurélien en passant la porte.

 

Ils n’eurent plus jamais de nouvelles de lui. Une bien triste fin pour ses amis. Après plusieurs tests sans humains mais sans résultats, l’histoire fut enterrée et l’issue condamnée.

*

Durant le mois de mai 2095, Aurélien réapparut dans les jardins de l’abbaye Saint-Honorat. Sa montre indiquait qu’il n’était parti que depuis dix minutes. On pensa à un canular, mais les analyses ADN prouvèrent qu’il était bien l’homme qui avait disparu 75 ans plutôt. Il avait toujours 32 ans.

Ce dont Aurélien ne parla jamais, c’est des mille vies qu’il vécut dans mille univers. Le temps, le temps savons-nous vraiment dans quel sens il va ?