De Franck PETRUZELLI
Même si cette femme m’avait donné moins d’argent, je l’aurais emmenée sur l’île et j’aurais agi exactement de la même façon. Et non, je n’étais pas bêtement amoureux, ça n’a rien à voir avec ça. Ne soyez pas stupides. Quand je l’ai rencontrée, j’étais déjà un vieillard, certes robuste, mais de trente ans plus âgé qu’elle ! Ça n’aurait pas eu de sens, de tomber amoureux, et puis on ne tombe pas amoureux de cette façon, en si peu de temps. Ce que vous évoquez, là, c’est le coup de folie, une bêtise en somme. Oui, elle était belle, je vous l’accorde. Elle portait un de ces chapeaux ronds en dentelle, comme en portent les bourgeoises, mais de biais sur sa tête blonde, dont elle parfumait les boucles. Elle avait d’immenses yeux bleus. Oui, elle était mince et élégante. On ne croisait jamais ce genre de femme au port. Et pourtant, ce n’est pas non plus à cause de sa beauté que j’ai fait ce que j’ai fait.
Mais bon dieu, pourquoi alors ? Voilà que vous vous emportez. D’abord, ne jurez pas ici, dans cette maison, devant moi. Non, je ne suis pas croyant. Mais par principe, je vous prie de n’insulter aucun dieu sous mon toit. Je ne m’intéresse pas non plus à la politique. La guerre ? Je m’en fiche. Cessez donc de chercher pourquoi je lui ai prêté secours ! Je vais vous le dire… Eh bien, je l’ai aidée à cause de cet éclat qu’elle avait dans ses grands yeux bleus. Cette couleur qui était celle de la mer, de la mer sur laquelle j’allais chaque jour. Ce bleu très sombre, trouble et puissamment lumineux à la fois. Et puis il y avait les petits. Le garçon, il devait avoir dix ans, et la fille huit. Ils étaient sages. Ils ne disaient pas grand-chose, et ils m’appelaient monsieur. C’était bien la première fois que quelqu’un m’appelait monsieur.
Vous ne l’ignorez pas, ils étaient tous les trois descendus à l’hôtel. Ils avaient réglé pour une semaine, et leur disparition ne passa donc pas inaperçue. À l’époque les Français étaient encore rares, on voyait surtout des Anglais. D’ailleurs, si vous pouviez plutôt employer votre énergie à ériger une statue en l’honneur de Lord Brougham… Oui, je vois bien à la mine que vous faites que vous n’y aviez pas songé. Enfin, c’était l’automne et les hivernants n’avaient pas encore débarqué. On n’attendait pas avant l’hiver les altesses tuberculeuses, les innombrables princes russes et les têtes qui avaient perdu leur couronne, tous traînant dans leur sillage une ribambelle d’admirateurs imbéciles et de courtisanes intéressées. Elle, Madame B***, je la vis pour la première fois à la criée. Elle se glissait entre les étals et les domestiques venus exprès pour la pêche du matin. J’avais pour ma part, je m’en souviens, une bien belle caisse de rougets ce matin-là. Il n’y avait pas de vent, le ciel était d’un bleu idéal. Ça moutonnait à peine sur les hauteurs. À aucun moment je n’ai imaginé qu’elle s’intéressait à la pêche. C’est peut-être pour ça qu’elle est venue droit sur moi, qu’elle m’a choisi. Nos regards s’étaient croisés, et je suis sûr et certain qu’elle m’a choisi parce que ça se voyait, sur mon visage, que je n’étais pas dupe. Elle me dit, la voix bien claire, « monsieur, j’ai besoin de louer un canot pour une journée ».
Ça pouvait se faire, bien entendu, lui ai-je répondu.
« Je vous dédommagerai », s’empressa-t-elle d’ajouter en constatant que je m’étais tu et attendais qu’il se passe quelque chose. Quand ils comprirent que c’était une banale affaire de canotage, les autres cessèrent de prêter l’oreille à notre conversation. À la mention de la rétribution, je me contentai de hocher la tête. Comme je vous l’ai dit, l’argent n’était pas ma motivation principale, et ce dès le début. J’avais réussi, incroyablement, à capturer quelque chose dans le regard de cette belle femme d’un autre monde. Je posai alors mes yeux sur la petite fille, et tendis la main pour lui ébouriffer affectueusement les cheveux, qu’elle avait aussi blonds et bouclés que sa mère.
« Pensez-vous que le temps sera beau demain ? » me demanda cette dernière.
Délaissant l’enfant, je fis mine de considérer le ciel, spectaculairement bleu.
« Certainement », répondis-je, « mais il nous faudra rentrer assez tôt. »
« Vous pensez qu’il pleuvra en soirée ? »
J’étouffai un rire malicieux, car je n’avais pas envie de lui donner l’impression que je pouvais me moquer d’elle ou de son accent du nord.
« En cette saison, les soirées sont traîtresses. Le soleil disparaît vite derrière l’Estérel – c’est la montagne que vous voyez là, à l’ouest de la baie, et quand l’humidité tombe, ça vous saisit jusqu’aux os ! Notre soleil est parfois trompeur. Vous ne voudriez pas attraper froid, j’imagine ! »
« Dans ce cas, nous prendrons des gilets et des châles ! » s’exclama-t-elle avec un sourire radieux. « J’aimerais admirer le coucher de soleil depuis l’île. »
« L’île ? Laquelle ? » Elle m’avait pris par surprise, je l’avoue.
« Comment laquelle ? » me reprit-elle. « Mais celle-ci, voyons ! »
Elle désignait de son ombrelle repliée le rivage de Sainte-Marguerite, qui s’allongeait face au port, à un mille et demi de distance à peine.
« Ah », fis-je, rassuré mais aussi rassurant, « c’est qu’il y en a une seconde, juste derrière, mais celle-ci appartient encore aux moines… »
« Non, c’est Sainte-Marguerite qui m’intéresse », coupa-t-elle court.
Ensuite, elle me demanda de bien vouloir me charger de la collation pour nous quatre, et me confia une bourse qui devait suffire au pique-nique, comme elle l’appela, et à l’excursion. C’était une belle somme, mais rien d’extraordinaire. J’allais cependant gagner autant qu’en cinq jours de pêche. Je m’empressai de solder mes rougets afin de tout préparer pour le lendemain.
En bref, ce fut une journée agréable et ensoleillée. J’étais plutôt heureux de me laisser aller à la promenade. Je ne forçais pas trop sur les rames et une brise légère gonflait ma voile. Ça me changeait du quotidien. Madame B*** se montra charmante avec moi, me demandant de lui raconter l’histoire de la Croisette et des beaux hôtels qui dominaient la promenade du bord de mer comme de baroques géants de marbre. Nous prîmes le déjeuner entre les deux îles, dans une petite crique abritée de la brise, à l’ombre des pins parasols. De l’autre côté, on apercevait les toits rouges de l’Abbaye au-dessus des eucalyptus. L’eau était transparente. Les enfants m’interrogèrent sur les poissons dont on apercevait les dos chatoyants glisser sous la surface. Je les fis pêcher à tour de rôle, pour les divertir, car nous ne prîmes rien du tout. Madame B*** s’en réjouit. Elle nous dit alors, « la vie est bien plus précieuse que ce que nous sommes communément amenés à admettre, plus rare aussi, et toujours en péril, malgré les apparences. »
Ensuite la journée s’alanguit. Je me mis à surveiller l’horizon à l’ouest, mais il n’y avait pas l’ombre d’un grain, pas une seule menace dissimulée derrière le banc de nuages cantonné au large. Le soleil commença à y mollir. La couleur rose qui en émana contrasta avec le bleu métallique de la mer. Ce même bleu que Madame B*** avait au fond de ses yeux. Ce fut alors qu’elle me demanda de nous ramener de l’autre côté, en passant par la pointe orientale. « Mais nous serons dans l’ombre », lui fis-je observer, perplexe.
« Oui, je le sais bien, monsieur », rétorqua-t-elle, en fouillant dans son sac jusqu’à en sortir une bourse ficelée, qui avait l’air particulièrement lourde. « Pour votre peine. Si vous le voulez bien ».
Je vous jure qu’à ce moment, je n’ai vu aucun désespoir dans son regard. Elle ne me suppliait pas. Il y avait une telle force, en elle, que je ne pouvais qu’accepter.
« Je ferai selon votre bon vouloir, madame », dis-je du bout des lèvres. « Mais ça, c’est inutile », repris-je en désignant la bourse.
« J’insiste », dit-elle.
Les petits, au bord de l’eau, les pieds dedans, leurs pantalons retroussés aux chevilles, me regardaient dans son dos. Tous les trois, ils me regardaient. Et ils attendaient quelque chose de moi, je le compris alors, tout comme je compris que moi aussi je m’étais attendu à ce qu’il arrive quelque chose à la fin de la journée. Et maintenant que ça arrivait, je réalisais que je me sentais plutôt serein.
À l’aplomb du fort dont les fondations plongeaient tout droit dans la mer, s’appuyant sur les rochers, l’eau était noire, huileuse. Les enfants frissonnèrent et lancèrent des regards apeurés en direction de leur mère. Le vent du soir emportait les gémissements des prisonniers. Les chaînes à l’intérieur de la prison cliquetaient sinistrement. Madame B*** fixait intensément la paroi entièrement plongée dans la pénombre.
« Surtout, n’allumez pas votre lanterne », me chuchota-t-elle.
Elle scrutait l’obscurité, imitée par les enfants. Je fus pourtant le premier à l’apercevoir, alors que j’étais le seul à ne pas savoir à quoi m’attendre. L’homme, en contrebas de la prison, avançait parmi les rochers. Ses vêtements étaient déchirés. Derrière lui, une longue corde pendait depuis une des cellules. Il pataugeait jusqu’aux genoux dans l’eau noire autour des écueils.
« Là », fis-je en désignant l’inconnu de mon bras tendu.
« C’est monsieur B*** ! » me répondit-elle en étouffant sa voix.
Monsieur B*** n’attendit pas que je manœuvre le canot dans sa direction. Il se jeta tout habillé dans la mer, entre les rochers qui affleuraient, et nagea vigoureusement jusqu’à poser ses mains sur le plat-bord. Elle se précipita pour l’aider à monter. Bientôt, il fut entouré de ses bras, et à peine l’eut elle embrassé que les deux enfants se pendirent à son cou.
« Nous devrions rentrer, maintenant, », leur dis-je, sans émettre le moindre jugement sur la corde, ses contusions ou l’endroit interdit d’où il avait surgi. Je ne me sentis, à aucun moment durant la traversée du retour, coupable ou même mal à l’aise. Le port était désert. Ils débarquèrent dans la plus grande discrétion et montèrent dans un cabriolet, dont le cocher semblait les avoir longtemps attendus. Quelques instants plus tard, ils avaient disparu dans la nuit.