NewslettersContact

L’infortune de Mr Gatz

1er Prix moins de 18 ans

De Camil AISSAOUI

L’infortune de M. Gatz

1.

Philipe Gatz était un grand homme de cinquante ans, bien portant et un peu gras. Il vivait dans un petit appartement avec son fils, rue Hoche, à Cannes, tout près de la mer. Sa femme était morte, dix ans auparavant. Bien qu’il en fût très affecté, il se consola grâce à l’unique bien qu’elle lui avait laissé : un petit garçon prénommait Théodore, surnommé Théo.

Théodore faisait la fierté de son père. Il avait sept ans lorsque sa mère mourut. Il apprit très vite à se passer de ses parents pour grandir. En effet, bien que son père le chérît plus que tout, il tenait un grand restaurant ; il était donc rare qu’il rentrât avant minuit. Mais Théodore ne lui en voulait pas. Enfant précoce, il comprenait leur situation et s’efforçait d’alléger le sort de son père. Ainsi leur vie continua, le fils devenant de plus en plus brillant et le père oubliant peu à peu son chagrin. Or, alors que Théo approchait de ses dix-huit ans, son père rentra plus tôt que d’habitude, un sourire collait aux lèvres. Il s’exclama : « Ce soir tu viens au restaurant ». Voyant son fils heureux, il ria d’aise lui aussi. En effet, cette situation était rare. Elle ne se produisait qu’une fois tous les cinq ou six mois. Celle-ci était en l’honneur du jeune bachelier. Ainsi, ils allèrent dîner, le père et le fils rendus heureux par ces évènements. Ils dégustèrent des plats méditerranéens, discutèrent gaiment, passèrent un bon moment. Puis M. Gatz régla la commande et proposa à Théo s’il voulait se promener au bord de mer. Ce dernier trouva l’idée plaisante. Ils continuèrent leur discussion, puis soudain, comme pour goûter pleinement à leur petit moment de bonheur, ils s’assirent sur un banc et observèrent la mer. C’était une soirée chaude, quelque peu rafraîchie par une brise salée que connaissent si bien les Cannois. La mer, aussi paisible que la plage était agitée, léchait lestement le sable de ses vagues écumeuses. M. Gatz n’entendait plus rien, seulement le flux et le reflux de l’eau. Levant les yeux dans le firmament, il voyait déjà son fils dirigeant une grande chaîne de restaurants, riche, entouré de sa femme et ses enfants. Puis, il regarda les étoiles. Il trouva soudain que Dieu faisait bien les choses. Peut-être que si sa femme n’avait pas trépassé dix ans auparavant, son fils aurait été moins autonome. Peut-être que son intelligence aurait été émoussée par une mère qui l’aurait trop déresponsabilisé. Alors, se relevant lentement, il s’accouda au garde-corps qui surplombait la plage. Puis, mille et un souvenirs lui traversèrent l’esprit ; finalement rasséréné, il remercia la Providence, qui depuis la naissance de Théo, orchestrait les évènements à son avantage. Enfin, se relevant complètement, il passa sa main dans ses cheveux gris et, se retournant tranquillement vers son fils, il déclara : « Tu es promis à un grand avenir. ». Ce fut tout, et ils rentrèrent chez eux.

2.

Il était dix-neuf heures et M. Gatz, courant plus qu’il ne marchait, donnait des ordres à travers son restaurant, criant presque, s’énervant contre les employés commettant une erreur, pestant sur les fainéants. Il avait la figure rouge et s’acharnait sur chaque petit détail qu’un client aurait pu remarquer : un couteau à gauche, une serviette mal pliée, un verre tâché, un poivrier trop centré sur la table… Dans ces moments-là, rien ne pouvait le perturber. Mais soudain, son téléphone portable vibra dans sa poche, et il sentit ses genoux fléchir. Il ne comprenait absolument pas ce qui lui arrivait. Il se sentait comme vidé de toute énergie. Il tira tout de même le téléphone de sa poche et le porta à son oreille.

« - Bonjour, je m’adresse bien à M. Gatz ? »

C’était une voix grave et nonchalante qui s’adressait à lui, une de ces voix lourde et lente, particulière aux personnes lassées par leur vie et celle des autres.

« - Oui, en effet, répondit M. Gatz.

   - Pff… euh, je vous appelle pour vous mettre au courant de la triste mort de votre fils, Philipe Gatz, qui a eu lieu à dix-huit heures. Il a été percuté de plein fouet par une moto alors qu’il sortait d’un terrain de tennis. Il est mort sur le coup. Voulez-vous que… »

Mais le vieil homme n’écoutait déjà plus. Deux grosses larmes coulèrent le long de ses joues, et un long râle sortit de sa gorge, comme si son âme hurlait. Il fut secoué de spasmes ; ses genoux rencontrèrent le sol. Il ne parvenait même plus à penser ; ses larmes inondèrent son visage devenu pâle. Il pleura ainsi un long moment sans que personne ne puisse lui soutirer une information. Enfin, il se calma un peu et put articuler dans un hoquet désespéré : « Mon fils ! ». Et tous les employés comprirent. On savait l’amour que ce pauvre homme avait pour son enfant. On connaissait le malheur qui les avaient touchés dix ans auparavant, ce qu’ils avaient enduré. Les employés appelèrent des amis de M. Gatz afin que ce dernier ne se retrouve point seul. Mais personne n’était disponible. On chercha s’il n’avait pas de parents. Mais il n’avait qu’une sœur qui habitait de l’autre côté de la France, à Lille. C’est alors que, pris de pitié pour cet homme si seul, Omar, un jeune servant du restaurant, proposa de ramener M. Gatz chez lui afin de l’aider à s’occuper des démarches administratives. Durant tout ce temps, Philipe était comme dans un nuage de tristesse. Il ne comprenait pas ce qu’il se passait autour de lui. Il remarqua seulement avec surprise qu’il était arrivé chez lui sans s’en rendre compte. Regardant la pendule, il s’aperçut qu’il était une heure du matin. Puis brusquement, il pensa à son fils.  Il pleura en se rappelant les évènements passés. Ses larmes coulèrent des heures, sans s’arrêter. Puis, il s’endormit dans un sommeil profond. Le lendemain, il se réveilla en sursaut suite aux frappements sur sa porte. Il ouvrit la porte.

« - Qui êtes-vous, demanda M. Gatz.

   - Mais… voyons je suis Omar, votre employé. Je vous apporte des nouvelles.

   - Je sais que mon fils est mort, laissez-moi tranquille.

   - Monsieur, il faut fixer une date pour les funérailles, s’occuper d’un tas de papiers, puis… continuer à vivre enfin. 

   - Bien, je m’en occuperai. Je ferai le nécessaire. »

Et il fit le nécessaire. Même si cela ne servait plus à grand-chose, il voulait offrir une belle tombe à son fils. Il prévint sa sœur de la situation mais celle-ci répondit qu’elle était très occupée. Elle lui assura qu’elle aurait voulu venir et qu’elle le soutenait « par l’esprit ». Après l’enterrement, il vendit son restaurant de manière à ce qu’il puisse vivre convenablement durant les vingt prochaines années. Enfin, il rédigea un court testament dans lequel il léguait une moitié de sa fortune à Omar. L’autre moitié serait versée au Conservatoire de Cannes Aristote il appréciait la musique.

3.

Cela faisait trois ans que Philipe Gatz n’était pas sorti de son appartement. Il végétait dans un état de totale béatitude, ayant sans cesse des souvenirs de sa femme et de son fils. N’ayant pas perdu la foi, il demandait souvent au Ciel pourquoi lui arrachait-il ainsi ses biens. Il se demandait aussi s’il n’avait pas, un jour, par quelques mauvais actes, déclenché le courroux divin. Il demandait alors pardon, et des larmes coulaient continuellement sur sa barbe. Omar lui apportait à manger tous les deux jours, s’asseyait à côté de lui, le forçait à prendre des forces, en essayant de le consoler. Un jour, Omar apporta des vivres, et quelques instants plus tard, il se retira en saluant son ancien patron. Mais lorsque M. Gatz entendit la porte se refermer, il sentit comme une boule lui oppresser la poitrine. Alors, pour la première fois depuis trois ans, il ouvrit sa fenêtre qui grinça affreusement. Mais l’effet de fraîcheur qu’il attendait sur son visage ne se produisit pas. Au contraire, une chaleur estivale planait dans l’air. Soudain, comme pris de folie, il se précipita vers la porte et sortit. Une fois sur le perron, il s’immobilisa et réfléchit. Où allait-il ?  Pourquoi sortait-il ? Mais ses jambes le poussèrent et il se retrouva malgré lui dans la rue. Puis ce fut une marche folle à travers les rues : de la rue Hoche, il descendit la rue des Serbes, arriva sur la rue d’Antibes, puis se retrouva sur le Boulevard de la Croisette. Il le longea alors que le soleil se couchait. Ses jambes devinrent molles, il dut s’assoir sur un banc à proximité. Mais tournant la tête de droite à gauche, il remarqua qu’il connaissait déjà cet endroit sans pouvoir mettre la main dessus. Il se mit alors à chercher désespérément dans ses souvenirs et il se rappela. Le banc sur lequel il se trouvait était celui où son fils et lui s’étaient assis, trois ans plus tôt, après avoir mangé au restaurant méditerranéen. Alors, il reproduit les mêmes gestes. Il observa la mer, puis le ciel et s’accoudant au garde-fou il vit, sur la plage, une grande famille qui mangeait sur le sable. Et comme jaloux du bonheur des autres, il redemanda une fois de plus, en regardant le ciel rendu rose par le coucher du soleil, pourquoi était-il si seul. C’est là qu’une chose singulière attira son attention. Il vît au loin, là-bas, à l’horizon, deux visages se dessinant dans les nuages. Mais quelle fût sa surprise lorsqu’il se rendit compte que c’était sa femme et son fils qui lui souriaient. Il crut voir là un signe divin, un message céleste lui annonçant : « Tiens bon, nous t’avons éprouvé et ton supplice touche à sa fin. » Alors il descendit sur le sable, il voulait s’approcher de ces êtres chers, les serrer dans ses bras. Il monta sur la digue, avançant aussi vite que ses jambes le pouvaient. Lorsqu’il arriva au bout de la digue, il leva les bras au ciel, comme pour caresser les nuages. Mais les visages tant bénis disparurent, ne laissant plus qu’une armée de nuages ternis par le crépuscule et sans vie. Suffoquant de rage et de douleur, maudissant le diable de son terrible manège, il sauta tête en avant sur les rochers en contrebas.