NewslettersContact

D’elle à île, fragments d’un parcours amoureux

Prix Mémoires de Cannes

De Marc WISLEZ

Le duo familial : Helena et son petit garçon qui la précède, trottine gaiement. Ils parviennent par le sommet de la rue du Châtaignier, au sud de la place Gérard Philippe.

- « Maman regarde, devant on dirait une île ! »

- « Une île ! où vois-tu une île toi ?

- « là devant, le grand rond avec un arbre on dirait une île ! »

- « Mais c’est vrai tu as raison, ce rond-point ressemble à une île avec ce beau tipuana au centre ! Nous n’irons pas, il y a trop de voitures ici, mais sache que sur cet arbre, est fixée une étiquette sur laquelle figure ton prénom. »

 

Ce matin sur la Croisette, Elena et Marius, son compagnon, cheminent le long du célèbre trait côtier cannois. Cette promenade matinale doit les conduire, toujours plus vers l’ouest, à embarquer sur un bateau, pour l’île Sainte-Marguerite. Ce matin sur la Croisette, une lumière de printemps enveloppe tout ce qui se voit : les feuilles et les palmes, les surfaces de la mer et du Macadam, les chaises bleues et les joues rebondies des enfants matinaux, d’une fine pellicule chatoyante, cette « argenture des choses » révélée par Maryline Desbiolles. Ce dessus chic, brille comme le glaçage d’une belle Onde de Choc, pâtisserie phare du champion cannois Jérôme de Oliveira. Puis le Vieux-Port, figé dans la douce immobilité d’une fin de printemps, succède au Palais des Festivals, dont la blancheur peinera bientôt à cacher les passions amarantes et cinéphiliques qui danseront ici, dans quelques semaines.

  -Elena : « Aujourd’hui, je vais… nous, allons sur cette île-là, si proche et qui semble distraire la ligne d’horizon…, crois-tu que l’on puisse rencontrer une île, comme on rencontre une personne, comme Camus a rencontré le soleil, par exemple ? » demande Elena à Marius.

-Marius : « Si votre voyage sur cette île aujourd’hui, flirte avec cette pensée de Salinger -le bonheur est un solide, alors que la joie est un liquide, vous allez additionner le ravissement et l’allégresse, ajouter l’enchantement au sourire. J’aurais bien aimé vous accompagner, mais je ne peux vraiment pas me dérober à ce rendez-vous. Vous allez vivre un moment singulier.

 - « Vous montez aux îles ? » demande à Elena, la guichetière aux yeux myosotis. 

- « Oui… je vais sur l’île Sainte-Marguerite. »

- « C’est vrai, ici nous montons aux îles et, depuis ces îles nous descendons à Cannes, c’est un peu comme si nous montions au Paradis en quelque sorte. Voici votre billet. Je vois que vous avez là-en-vous-un-pe-tit-pa-ssa-ger-clan-des-tin. »

- « Oui (rires), j’emporte avec moi un petit bout d’espoir et d’inconnu, une sorte de … presqu’il. Que me conseillez-vous de voir aujourd’hui ?

- « Dès votre arrivée, prenez sur votre droite le chemin de l’Autour, il vous guidera lors de votre révolution insulaire. Puis, vous laisserez l’étang du Batéguier à votre gauche. Tournez dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, vous aurez la mer toujours à votre droite et la forêt sur votre gauche. Ainsi, vous verrez l’archipel dans sa belle totalité. Vous irez de l’ouest luxuriant, son étang de repos pour les oiseaux migrateurs et ses majestueuses colonies de pins parasols, vers un Est sauvage, broussailleux et affûté par le vent dominant ».  

A bord du Caribe, juste avant le départ, sur le pont supérieur une ambiance de franche gaieté studieuse flotte sur le grand groupe d’écoliers, duquel s’échappe par vagues, une ripopée d’excitation, d’éclats de rires et de maîtrise, imposée par ce cadre, ouvert sur l’infini : trente pieds au-dessus de la mer et le ciel pur pour seule enceinte. Après LE confinement, ici rien n’arrête plus le regard, cette liberté totale impressionne tout autant la rétine et les esprits.

-Elena à l’un des écoliers : « Vous allez passer une bonne journée sur cette île ? »

-L’écolier : « non, nous allons y vivre toute la semaine, mais c’est la première fois que je vais sur l’île Sainte-Marguerite. »

-Elena : « moi aussi, je viens sur cette île pour la première fois et je te souhaite un très beau séjour. »

-La maîtresse : « Johnny, avant que nous quittions le quai, tu veux bien s’il te plaît, nous citer les vers de Blaise Cendrars*, que je vous ai demandé de savoir pour aujourd’hui. »

-Johnny :
« Îles
Îles
Îles où l’on ne prendra jamais terre
Îles où l’on ne descendra jamais
Îles couvertes de végétations
Îles tapies comme des jaguars
Îles muettes
Îles immobiles
Îles inoubliables et sans nom
Je lance mes chaussures par-dessus bord car je voudrais
bien aller jusqu’à vous. »

- « C’est très bien Johnny ! Vous avez tous bien mérité d’y aller sur cette île-là, j’espère qu’elle vous surprendra, qu’elle vous parlera, qu’elle habillera longtemps vos rêves, enfin, que vous ferez une belle rencontre avec Sainte-Marguerite. »

Pendant la courte traversée, Elena ne peut quitter l’île des yeux. Elle se souvient de ces nombreuses îles de la Méditerranée orientales, aussi désertiques que le dos d’un gecko. De cette île, la forêt déborde. « L’île est pleine de sa forêt » éprouve-t-elle le besoin de se dire à elle-même, à mi-voix. Fraichement débarquée au midi de l’île, Elena se dit que cela sentait le vert, l’humus et l’euphorbe réveille-matin.

- « Tu ne peux pas encore le voir mais, ici, nous sommes du côté de la civilisation. Cannes ne semble être qu’une grande maison collée à la mer, et là, même l’étang est peuplé, si tu voyais tous ces cormorans, ces goélands si opportunistes, ces sternes, il y a encore quelques hérons dressés, aux allures de bois flottés… » Elena poursuit par une sorte de lande, abandonne le nord-ouest de l’île au profit du sud-ouest et découvre un nouvel horizon que vient joliment ébrécher l’île Saint Honorat et son clocher adventice. Du haut du belvédère, opportuniste lui aussi parce qu’il couronne un bunker de la dernière guerre, Elena continue de monologuer avec sa minuscule part d’elle-même.

- « Moi et tant d’autres, avons échappé à la guerre et à l’esprit de la guerre. Et jamais, je n’avais imaginé qu’il put en être autrement pour toi, mais… cette guerre en Ukraine rend de nouveau loisible ce qui était inconcevable, hier encore. » Plus au sud, après avoir dépassé la maison forestière, au large de laquelle les masques de Jason de Caires Taylor, ces statues fraichement englouties voisinent avec la flore et la faune locales, une pensée qu’elle murmure, fait sourire Elena.

- « Comme ces statues immobiles dans la mer Méditerranée, tu flottes toi aussi entre deux mondes. Tu viendras un jour les voir, les toucher ces masques d’humbles cannois. »

Elena parvient dans le quart sud-est de l’île. Depuis un rocher qui s’avance dans la mer, bel éperon de calcaire à l’étrave inversée, Elena embrasse de son regard panoramique, Sainte-Marguerite et la Tradelière, Saint-Honorat et Saint-Ferréol. Chaque île, ces deux petits îlots si désertiques, qu’ils en paraissent nouveau-nés à côté de leurs illustres aînés. La petite histoire nous a maintes fois raconté, la relation si étroite qui unissait Marguerite à son frère Honorat. Aujourd’hui l’histoire, bonne fille parfois, sait se faire dauphine de la géographie et, ces deux îlots, ces rejetons de la mémoire, émergent alors et retrouvent bonne place, loin des chimères de la fiction vernaculaire. A l’est, la végétation a perdu de sa hauteur, elle est de plain-pied, modelée par les embruns et le vent… d’est. Elena entame et au train, la seconde moitié de l’île et troque le sud lumineux pour un nord tout en clair-obscur. Au moment de quitter la dernière flaque de soleil, une cigale se pose sur son ventre. Passée le premier geste de crispation maîtrisé, elle saisit vite, tout le petit bonheur de cette collision.

- « Mais ! tu me prends pour un arbre, pour un pin peut être, … quel mois sommes-nous ?! Nous annonces-tu déjà l’été !? ». La cigale, ainsi rassurée se met à chanter.

 « Des pins

des pins sur une île

sur ton il comme une promesse. »

- « Ecoute, tu entends ce qu’elle te dit, chuchote Elena. »

« Cigale avant l’été 

mon chant neuf de mai

crie l’amour ».

Cette rencontre fortuite, met Elena en joie et toute l’ombre du monde ne parviendrait jamais à faner cette liesse. Tout juste si ses passages successifs devant les cimetières de Crimée (tant de morts inutiles) et celui, musulman, saboulent légèrement son ivresse. Il était mentionné sur cette île, qu’une partie de la smala d’Abd el-Kader avait été inhumée ici, à la fin du XIXème siècle. Or, hasard ou nécessité, Elena projetait déjà sa visite la semaine suivante au Mucem, de Marseille, pour découvrir Adb el-Kader à travers une exposition, à lui consacrée.

- « Tu vois, je crois qu’il n’y a pas de hasard dans la vie. Je n’avais quasiment jamais entendu parler de cet émir et je le vois une fois, deux fois, ce pourrait-être une rencontre. ». Elena ignorait encore, qu’aujourd’hui, Le lycée Emir Abd el-Kader d’Alger, était le Lycée Bugeaud au sein duquel Albert Camus avait suivi sa khâgne.

En quittant le Fort Royal, Elena parvenait au bout de sa révolution, à la fin de cette ronde, ivre de ses pas, autant que de toutes ces senteurs de résines, d’eucalyptus et de myrte. Le regard bleu myosotis du matin, ne lui avait pas menti, cette île était une horloge dont chaque quart d’heure nous racontait une histoire différente. Elle quittait cette île toute emplie d’images dansantes, de sons clairs et d’émotions à fleurs de peau. Elle quittait cette île allégée de toute pesanteur : son corps avait perdu en milligrammes ce que son esprit avait gagné en carats. Elle ondoyait au milieu de belles promesses. Elle quittait cette île avec déjà, la furieuse envie d’y revenir …un jour.

- « Dis maman … on ira un jour sur une île ? »

- « … oui mon petit garçon, je te le promets. »

- « Maman… »

- « oui mon chéri »

- « tu pleures… pourquoi ? »

- « Je pleure par ce que… je suis heureuse. »

*Blaise Cendrars. Feuille de route (1924)