De Agnès LEMAITRE
- S'il-te-plait, papy, raconte-moi une histoire de quand tu étais petit
- Oh, ça fait bien trop longtemps, je ne me souviens plus…
- Une histoire et je dors, promis !
- Bon, il m'en revient bien une, alors ferme les yeux, et écoute bien.
Aux environs du 15 mai 1931, un train quitta la Mandchourie pour traverser deux continents et arriver jusqu'en France. Outre les wagons luxueux destinés aux passagers, pour la plupart des touristes européens qui rentraient chez eux et prolongeaient l'exotisme de leur voyage dans ce train atypique, un wagon transportait ce qu'on pourrait appeler un trésor : des soieries de toutes sortes, certaines si légères qu'elles semblaient voler si on les lançait dans les airs, d'autres au contraire, épaisses, matelassées, brillantes, comme cirées, dont on aurait pu faire des paravents ; des services à thé en porcelaine d'une finesse frôlant la transparence, des assiettes aux motifs précieux, mais aussi une dînette, aux éléments si fidèles à leur modèle adulte qu'on enviait à l'instant l'enfant qui jouerait avec cette merveille ; des bijoux bien sûr, ciselés, lourds, d'or et d'argent incrustés de pierreries scintillantes, tous bien rangés dans un coffret de bois laqué aux enluminures dorées.
Tout cela voyageait dans le dernier wagon, sous la surveillance de quatre soldats en uniforme, sabres sur le côté, répartis à chaque issue, prêts à défendre tout objet ne serait-ce que de la curiosité d'un passager.
Quelques semaines plus tard, en gare de Cannes, hâves et épuisés, ils purent enfin remettre le trésor à celui auquel il était destiné pour un mois. Marcel Pagnol était sur le quai, impatient, tendu. Grâce à sa notoriété, il avait obtenu des Affaires Culturelles Chinoises le prêt de ces merveilleuses productions artisanales, avant qu'elles ne rejoignent un musée Niçois pour une exposition exceptionnelle.
Soieries, bijoux, porcelaines, il ne lui fallait pas moins pour créer le décor de son prochain film, qu'il tournerait sur l'île Sainte-Marguerite dont le cadre somptueux deviendrait l'écrin de l'œuvre dont il rêvait depuis longtemps : Shéhérazade, l'ensorcelante raconteuse d'histoires, sauvant sa vie chaque nuit grâce à son imagination !
Orane l'interprèterait bien sûr, qui d'autre ? Elle était sa muse, ce rôle était fait pour elle et rien ne serait assez beau pour mettre en valeur son talent et cette histoire merveilleuse.
Marcel prit donc en charge le trésor qui deviendrait décor et tout fut transporté, sans encombre, sur l'île où l'équipe de tournage l'attendait déjà.
Autour du fort, chacun s'était installé tant bien que mal dans les différentes casemates toujours debout, la plus confortable étant réservée à Orane Demasis qui s'apprêtait à quitter le rôle de Fanny pour celui de Shéhérazade.
On était en juin ; les touristes, moins nombreux qu'en hiver à cette époque, ne souffriraient pas trop des quelques restrictions qu'imposait le tournage de ce film. Et puis, c'était à la nuit tombée que tout commençait…
Le temps fut si clément cette année-là que rien ne vint troubler les enregistrements en décors naturels. Tout était parfait.
Pagnol était aux anges, son Orane merveilleuse, les acteurs inspirés, quinze jours suffirent pour boucler le tournage de ce qui allait devenir son chef d'œuvre absolu.
Le trésor retrouva ses gardiens pour rejoindre Nice, les membres de l'équipe rejoignirent pour la plupart la capitale, et Pagnol transporta lui-même les bobines de son film à Marseille où il venait d'ouvrir de nouveaux studios.
Quelques perfectionnements de montage et on pourrait annoncer la sortie du film.
C'était sans prévoir le mistral et ses effets parfois dévastateurs : un soir où il soufflait, comme il sait si bien le faire dans la Cité Phocéenne, un incendie se déclara dans les studios de la rue Mermoz. Le mistral attisa tant les flammes qu'il ne resta rien des murs, et surtout, rien des bobines qui étaient à l'intérieur…
Et c'est pourquoi Orane resta Fanny, devint Angèle, Pagnol resta Pagnol, et le cinéma est toujours là malgré tout !
- C'est une histoire vraie, Papy ?
- Je ne sais pas si c'est une histoire vraie, mais en tous les cas, c'est une vraie histoire.
Bonne nuit mon petit !