De Eliane REIG
La douceur de ma cuisine, le réconfort d’un grand bol de café, rien ne peut égayer cette triste journée de janvier. Par-delà la baie vitrée, la menace d’orage décourage toute flânerie.
Brusquement, la sonnerie de mon portable me tire de la morosité. Je décroche.
- Allô ? Camille ?
- Oui, bonjour, c’est moi, tu sais la drôle de nouvelle ?
- La nouvelle ? Quoi, le tremblement de terre d’hier soir ?
- Non, le journal de Victor !
- Qu’est-ce que tu me racontes là ? Dis-moi tout !
- Aux travaux du Moulin, les maçons ont trouvé un journal de Victor, caché derrière une pierre du mur de son labo. Un scoop, je te dis, il paraît qu’il raconte la visite de son ami Marius à Cannes.
- Ah bon, Marius ? Je ne vois pas. C’est qui ?
- Mais si, Marius, enfin, Marcel Pagnol, de la trilogie avec Marius, quoi !
- Incroyable ! Ce doit être passionnant !
- Si tu veux, tu viens cet après-midi au Moulin Forville. Joël nous invite exceptionnellement à découvrir le document. On le lira ensemble. On se retrouve tous là-bas à quinze heures.
- Sûr, j’y serai, j’ai hâte de voir ça !
Joël est le président de notre association Moulin Forville - Musée Victor Tuby.
Je raccroche, stupéfaite par cette révélation tout aussi fantasque qu’improbable. Le temps me parait démesurément long ; jusqu’à l’heure du rendez-vous je n’en perds pas une miette, et surtout l’organise en sorte d’arriver à point nommé au moulin.
Je me rends toujours à pied au moulin Forville, dans ce quartier que j’aime tant. Du Bd Clemenceau, je grimpe lentement la rue Saint-Dizier, longeant la chapelle Saint-Roch et son voisin attenant, jadis hôpital Saint-Dizier, je bifurque à gauche sur le Bd Victor Tuby puis à droite en descendant, là où le moulin se cache, tapi dans son coin, comme pour préserver le secret de son âme et de ses souvenirs séculaires.
Intriguée et impatiente, je me faufile par la petite porte du côté. Tous les amis sont là, regroupés comme un essaim d’abeilles prêtes à vénérer leur reine, ici le souverain c’est Victor Tuby.
La Bastide1 retient son souffle. Autour de la table ancestrale, les bancs imprégnés du poids des ans nous accueillent, tandis que nous nous installons, suspendus à l’écho des souvenirs attendus, les regards tournés vers la pièce du fond, là où Joël est allé chercher le journal de Victor.
Sortant de l’ombre, le voilà, tenant délicatement des deux mains l’objet précieux, l’installe en bout de table, le déploie lentement, et déroule la lecture d’une voix solennelle…
Au fil des pages et du temps qui passe, nous découvrons et comprenons que Marcel et Victor ont un lien familier depuis quelques années, malgré leur sept ans de différence d’âge, Victor jouant le rôle de père spirituel pour Marcel.
Ils échangent leurs avis et impressions sur tout ce qui les rapproche, les passionne : la littérature, les sciences, la mécanique, la peinture et la sculpture particulièrement pour Victor, l’écriture, le théâtre et le cinéma pour Marcel, et surtout et par-dessus tout, leur passion de la Provence et leur dévotion à son émissaire, Frédéric Mistral.
De messages en informations, en conseils, en demandes de conseils, en louanges, en encouragements, nous reconnaissons la complicité des deux acolytes ; leur curiosité, leur inventivité, leur rigueur, leur sens artistique, tout simplement, leur joie de vivre et leur passion volontairement provençale.
Flash-Back
Jeudi 10 avril 1930
Journal de Victor
- Demain, Suzanne et moi sommes joyeux d’accueillir Marcel et Kitty. L’heure d’arrivée est prévue à onze heures en gare de Cannes. Ils ont préféré le rapide au « Train Bleu » luxueux, mais trop pressé pour apprécier ce parcours exceptionnel.
Rien n’échappe à l’œil vigilant et bienveillant de Victor, tout est consigné dans son carnet. Il a méticuleusement, organisé, prévu, même l’imprévu, tout.
Vendredi 11 avril 1930
- Malgré les quelques minutes de retard du train, Kitty et Marcel sont bien arrivés, souriants, joyeux des retrouvailles et des plaisantes promesses des jours à venir.
On s’étreint chaleureusement, on s’embrasse, nous chargeons les bagages, les dames s’installent dans la limousine, direction le moulin Forville.
- Chers amis, nous pensons que pour les nuits, vous serez installés plus douillettement à notre Château du Fouery à la Bocca.
- Mais avant Victor, je rêve de ton moulin, j’en ai l’eau à la bouche ! Un moulin, tu te rends compte ? C’est la Provence qui revit, un retour à l’essentiel. Quand vous viendrez à Ignières, on vous fera une fête. Vous verrez ! Un coin de paradis !
La limousine glisse alors jusqu’à destination, et dépose l’équipée à bon moulin. Suzanne et Victor s’affairent auprès de leurs hôtes pour les décharger, les disposer, leur offrir tout ce dont ils rêveraient, avec une attention particulière pour Kitty, future maman, lassée du voyage.
- Mes amis, un rafraichissement s’impose ! Et quoi de mieux qu'un bon coup d'hydromel ? C'est mon péché mignon. Ce breuvage des dieux pourra nous sauver de la déshydratation. Vous m'en direz des nouvelles... si vous survivez !
Victor tire la carafe du puits dans lequel il l’avait mise à rafraichir avant de partir. On trinque joyeusement, on lève le verre à Mistral, au Félibrige et à la Provence.
- A vosto santa !
- A vosto santa !
Voilà le moment des cadeaux. Marcel présente à Victor un bilboquet ancien de sa collection, typiquement provençal, en bois d’olivier décoré de motifs champêtres, aux couleurs vives. Katty offre à Suzanne une coiffe aubagnaise ajourée, enrichie de broderies fines. Les sourires rayonnent d’émotion et de joie. Heureuse, Suzanne se rendant à la vitrine de son armoire à coiffes, choisit sans tarder une place, digne de son présent.
Au cours du repas et de la journée, s’en suivent des échanges sur le voyage, les impressions premières cannoises, et la visite des diverses pièces du logis.
Marcel est totalement fasciné par le laboratoire et l’atelier de Victor. Il le martèle de questions, note des idées, ils échangent des projets, le temps ne compte plus, ils sont ailleurs. Kitty et Marcel sont émerveillés par les collections provençales présentées harmonieusement dans tous les coins de la demeure.
- Que la lumière soit ! Please ! Interpelle Joël tout en poursuivant…
Victor brûle de faire découvrir son univers végétal et minéral de la Croix des Gardes, à deux pas du moulin, ou de celui près du château familial à La Bocca, lieu idéal pour la cueillette de ses plantes médicinales.
- Cette sortie sera pour plus tard, dis-je.
À la demande expresse de Marcel, Victor témoigne des cérémonies somptueuses et mémorables de la semaine précédente à Cannes, à l’occasion des fêtes latines, commémorant le centenaire de la naissance de Frédéric Mistral, au cours duquel a eu lieu l’inauguration du monument qu’il a érigé en hommage à son Maître, et en présence d’une innombrable foule, de ministres, d’ambassadeurs, et surtout, de l’émouvante Madame Mistral.
- Tous les journaux l’ont relaté, c’était grandiose !
- On regrette beaucoup ! On aurait tant aimé être des vôtres et vivre ensemble cet événement unique, déplore Marcel.
Marcel rappelle alors la mémoire de son cher complice d’enfance Lili des Bellons mort innocemment à vingt ans pour la France, et loue l’artiste pour ses œuvres à la gloire des héros de la Patrie. Il est convenu d’aller découvrir sa statue du Poilu à la Bocca.
C’est au tour de Marcel de recevoir des éloges pour son Marius au théâtre. Quel triomphe ! Il choisit cet instant pour confier son projet.
- Tu sais Victor, ça fait un moment que l'idée me tambourine la tête. Ce cinématographe qui débarque, ça me plaît beaucoup. C'est ben vrai que mes pièces, « Topaze » et « Marius », marchent du tonnerre au théâtre, mais je me dis que je pourrais les dépoussiérer en les adaptant au parlant. J'hésite encore, je brûle d'aller voir ce « Broadway Melody » à Londres le mois prochain. Je le sens au fond de moi, mon Marius, il est parti pour l’éternité ! Et toi, qu'est-ce que t'en dis ? Hein !
Victor applaudit, approuve, encourage.
- Vague !
- Vas-y… mais comment y va-t-on ?
Regards et sourires complices.
Samedi 12 avril 1930
- Aujourd’hui, journée douce et clémente, les dames ont choisi de faire des emplettes rue d’Antibes, de profiter d’une balade sur la Croisette et d’une pause gourmande au Majestic. L’endroit est recherché et le thé raffiné.
- Et Demain, dimanche après la messe, qu’est-ce qu’on fait ? Interroge Marcel.
- Si on allait au Pezou ! Propose Suzanne.
- Excellente idée ! On prendra le funiculaire et déjeunerons à l’Auberge du Super-Cannes. Ils ont un cadre… comment dire… enchanteur ! Mais en attendant, chers amis, quelques boulistes très avertis du quartier vont nous rejoindre. J’ai tenu à ce qu’ils fassent connaissance de Marcel Pagnol, le grand, l’unique, l’incomparable, le père de Marius et le confident de Raimu. Je vous le garantis, que du beau monde !
Justement, les voilà ! Des éclats de voix et de rires se rapprochent de l’entrée du jardin.
- Venès, cars ami, intrès, vous souvète la benvengudo, vous presènte moun ami Marcèu Pagnol2.
Marcel ! Je te présente Josèp, le meilleur "panisse" de la rue Saint-Antoine.
Et Monsieur Brun, qui nous vient droit de Paris pour l’hiver et n’en est pas reparti.
Cesari, maître du bistrot le plus chaleureux du Suquet, et notre distingué capitaine, Charligue, gastronome de figues.
Capitaine ! Voulez-vous être de nos équipiers ? Allez messieurs, à vous le cochonnet ! Commencez…
Bombardes, éclats, roulements et grondements de tonnerres, coupure de courant, feu d'artifice d'éclairs zébrant la Bastide en tous sens, d'un mur à l'autre, comme si le ciel se déchainait, se déchirait, nous tombait sur la tête, comme si, Marcel et Victor de là-haut, jubilaient de la farce canno pagnolesque qu'ils nous jouent.
« Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. »
« Sans l'amitié que deviendrait le monde ? »
Marcel Pagnol – Victor Tuby
1 Nom de la salle à manger
2 « Venez, chers amis, entrez, soyez les bienvenus, je vous présente mon très cher ami Marcel Pagnol. »