De Florence MARGUERIE
Dans le lieu feutré, blanc et lumineux du musée « La Malmaison » sur la Croisette à Cannes, Inès et Raphaël, deux adolescents, sont soudain sidérés par un tableau. Il s’agit d’une femme, vêtue d’un maillot de bain aux couleurs vives, dominant des rochers et une vallée où ne figurent qu’une petite maison et un minuscule cheval. La beauté de son corps, sa bouche très sensuelle forment un contraste saisissant avec le haut du visage, masqué, d’où s’échappent des cheveux bizarres, comme en métal.
- Le tableau est de Martial Raysse et s’intitule « La Reine du monde », lit Inès.
- A mon avis, « La Reine du monde » n’est autre que la mort, qui a déjà fait disparaître la moitié du visage de cette femme. Regarde aussi le collier qu’elle tient à la main. Que des têtes de mort !
- Le masque a peut-être d’autres significations. Ce tableau ne ressemble pas à ceux de Martial Raysse que nous avons vus dans d’autres salles du musée.
Inès interroge son portable pour en savoir plus sur le peintre : « précurseur du pop art français », « créateur d’images qui transcendent la banalité de la vie ». Ses œuvres défilent sous leurs yeux, pleines de vitalité, de couleurs et de fantaisie. Inès regarde la date de création du tableau : 2018. Martial Raysse est né en 1936. Peut-être la fin d’une trajectoire artistique ? L’angoisse de la vie qui fuit ?
- Et si ce tableau avait un rapport avec l’homme au Masque de fer ? s’interroge Inès. Marcel Pagnol, Alexandre Dumas, Victor Hugo et de nombreux écrivains s’en sont inspirés.
- C’est une idée, acquiesce Raphaël. Nous pourrions aller sur l’île Sainte-Marguerite dans la prison du Masque de fer. Peut-être trouverions-nous une piste pour comprendre ce tableau.
- Nous en profiterons pour nous baigner. Emporte un masque et un tuba, si nous avions à explorer des fonds marins…
Partis par le premier bateau du matin, ils savourent le panorama de la baie de Cannes et du massif de l’Estérel. Dès les premiers pas sur l’île, ils ont l’impression d’entrer dans un paradis. Peu de touristes encore. Ils décident de commencer par le tour de l’île, respirent l’odeur des pins et des eucalyptus, s’enfoncent dans les sentiers, découvrent l’étang et observent les oiseaux migrateurs. Les points de vue vertigineux sur les criques et l’île Saint-Honorat qui leur fait face leur donnent envie de se baigner.
- Si nous allions à l’écomusée sous-marin ? propose Raphaël. On y nage au milieu de statues de deux mètres de haut, placées à cinq mètres de profondeur. C’est très impressionnant.
Raphaël et Inès enfilent leur tenue de bain et pénètrent dans les eaux, comme dans un rêve, parmi les œuvres de l’artiste britannique Jason deCaires Taylor. Ils évoluent lentement autour de visages aux yeux fermés, pleins de douceur. D’autres statues ont des têtes dédoublées ou fragmentées.
- Avec ce masque et tes cheveux qui flottent, plaisante Raphaël, tu ressembles à la Reine du monde !
- Et toi avec tes petits yeux noirs globuleux, à un blobfish, le poisson le plus laid du monde !
Commençant à avoir froid en ce milieu de printemps, tous deux remontent à la surface et décident de pique-niquer avant de se rendre au musée du Masque de fer et du Fort royal.
- Tu vois, constate Inès, tout est à la fois bonheur et souffrance. Ces statues illustrent ces deux faces de la vie.
- Cependant je continue à me demander pourquoi le masque de la Reine du monde ne couvre qu’une partie du visage et pas la totalité.
- Peut-être en saurons-nous davantage dans la cellule de l’homme au Masque de fer…
En arrivant dans l’enceinte du Fort royal, témoignage du génie de Vauban, les deux adolescents sont impressionnés par l’étendue des remparts et des bâtiments, presque une ville ! Des artistes y sont hébergés et des groupes y séjournent. La vue est incroyable, mais ce n’est pas le bon moment pour s’attarder à contempler le paysage, les canons ou les poudrières. Impatients de découvrir la cellule de l’homme au Masque de fer, Inès et Raphaël prennent un billet à l’entrée du musée et pénètrent enfin dans la cellule. L’endroit est monacal, spacieux, clair, avec une cheminée. Le sol est en pierre rouge. Une triple fenêtre, avec autant de grilles, laisse percevoir la mer et entrer le soleil. Des latrines ont été installées dans le mur.
Dans le couloir attenant, des représentations de l’homme au Masque de fer sont exposées, souvent imaginaires. Le masque couvre toujours entièrement le visage. Quatre cellules supplémentaires ont été construites pour d’autres détenus. En y pénétrant, Inès et Raphaël sont éblouis par la beauté d’immenses fresques murales dans des couleurs pastel, peintes par Jean le Gac pour évoquer les autres prisonniers de l’île : la smala d’Abd el-Kader ou les mamelouks de Napoléon.
Inès et Raphaël passent très vite dans les salles de citernes romaines, d’amphores, de vaisselles et de céramiques. Ils visiteront un autre jour. Ils retournent à l’entrée du musée pour regarder les livres. Raphaël tombe sur un ouvrage consacré aux masques :
- Regarde, Inès, les masques en acier couvraient toujours entièrement les visages. Soit ils protégeaient lors des combats, soit ils servaient à humilier des condamnés, soit les bourreaux les portaient pour ne pas se faire reconnaître.
- C’est vrai, celui de la Reine du monde ne ressemble pas dans sa forme aux masques en fer mais davantage aux masques en velours, comme on en mettait à la cour des rois pour se protéger du soleil et lors des fêtes déguisées, ne couvrant que le haut du visage.
- Regarde ce masque-là ! C’est un masque punitif fixé sur la bouche et le nez des femmes, appelé « muselière de commère » !
- Quelle cruauté ! Quelle horrible époque !…
Ils s’assoient sur un banc de la place d’armes, un peu dépités.
- Il faut accepter la réalité, constate Inès. C’est bien un crâne qui mange une partie du visage de cette femme ! Mais cela a peut-être un autre sens. Je suis allée au Mexique et, dans les fêtes, les têtes de mort symbolisent la vie et le renouveau.
- J’ai constaté aussi, en regardant les œuvres de Marcel Raysse sur internet, qu’il fait souvent disparaître un œil sur les portraits, ou le remplace par un pompon, une fleur en plastique ou un objet drôle. C’est peut-être pour lui un pied de nez à la mort, comme un hymne à la vie.
Tous deux décident de prendre le prochain bateau et, en sortant du débarcadère, ils longent les plages du Midi jusqu’à la plage des Rochers. Ils en escaladent les pierres et montent au sommet. Inès se met debout et ouvre les bras, face à la mer :
- Je suis la Reine du monde… Et qui est mon Roi ?
- Quelle question ! C’est moi, bien sûr ! lui répond Raphaël.
Inès trébuche et Raphaël la retient dans ses bras. Légèrement confuse, elle fixe l’horizon :
- On dirait que le tableau a été fait ici, sur ces rochers avec l’Esterel au fond. Il ne manque que la vallée.
- Tu sais, la vallée, c’est peut-être la Croix-des-Gardes, tout près d’ici. On y va demain ?
- D’accord, j’adore cet endroit. Incroyable d’avoir une telle nature en plein centre de Cannes ! Quelle chance nous avons d’être ici…
Le lendemain, Inès et Raphaël, en jogging, se retrouvent au parcours plein air, tout près de la stèle en pierre pourpre sur laquelle figure le visage de Marcel Pagnol. Raphaël est déjà en plein exercice sur des barres de traction, valsant comme un petit singe. Inès le rejoint et tous deux s’amusent un moment à effectuer toutes sortes de figures. Inès y met un point final en revenant à terre en position de danseuse, une jambe levée très haut, les bras écartés, avant de retomber avec grâce et de mettre un genou au sol. Raphaël ne peut s’empêcher de lui prendre la main pour la relever et de serrer celle-ci très fort.
- « Tu me fends le cœur ! » s’exclame Raphaël en riant, détournant le sens d’une réplique de Marius.
Le souffle coupé par son audace, il se tient près d’elle et tous deux contemplent les montagnes de Gréolières, Isola 2000 et Auron : des alpages enneigés, des forêts de sapins et de mélèzes, des panoramas à 360 degrés… En suivant le circuit pédestre, c’est ensuite la baie de Cannes qui apparaît, puis l’Estérel et les îles de Lérins. Quel spectacle magnifique !
S’enfonçant dans les chemins de randonnées, ils respirent l’odeur des mimosas, des eucalyptus et des pins parasols. Des chants d’oiseaux s’élèvent de l’épaisseur des chênes-lièges, des maquis ou des bambous. Plus loin, ils croisent une famille d’ânes qui vit ici et les chevaux du poste de police équestre du parc.
Soudain apparaît un avion étonnant, dépourvu de carlingue, avec une hélice à trois pales. Posé sur des pierres, c’est le B-24 Liberator de l’USAAF américaine, suite au crash du 25 mai 1944. Les adolescents font le tour de l’avion et regardent émus sur le cénotaphe les noms des membres de l’équipage abattus ici. Vingt combattants ont péri !
Après un moment de recueillement, Inès plaisante :
- Et si le masque de la Reine du monde était celui d’un aviateur, avec son casque ?
C’est alors que le portable d’Inès lui indique qu’un message lui est parvenu sur Instagram. Plusieurs jours auparavant, elle avait envoyé une demande au fonds Martial Raysse pour connaître la vraie signification du tableau. Fébrile, elle ouvre le message : « La Reine du monde représente la mort, qui est anonyme, donc masquée. Cependant, elle a une dimension allégorique : la beauté subit la menace de forces mortifères mais c’est le vivant, à travers la richesse des couleurs et la puissance du modelé du corps, qui l’emporte sur la mort ».
- Tu vois, dit Inès, tout le parcours que nous avons fait nous incite à cultiver chaque jour la joie de vivre et l’émerveillement.
- C’est aussi la leçon de Marcel Pagnol dans La Belle Meunière : « Pendant qu’on réfléchit, le bonheur a le temps de passer. Et quand on reconnaît son dos, c’est bien tard…».