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Un amour de masque

Nouvelle - Prix spécial Patrimoine

De WISLEZ Marc
 

Ce samedi-là s’ouvre sur une promesse. La mer scintille, fredonne gaiement un air de fête et chatouille les flancs de Cannes qui brille d’une énergie tempérée par une douce clarté d’automne. Cette lumière caresse les reliefs et mêle entre elles, délicatement, ces courbes de l’histoire qui dessinent le velum de la cité : Notre-Dame-d‘Espérance avoisine le musée de la Castre fraichement centenaire, semblable à un petit château médiéval, pris dans l’ombre protectrice des houppiers séculaires de la noble assemblée des pins parasols. Les Cannois, tout à la joie de cheminer ensemble, par petites grappes grimpent lentement la rampe. Parvenus au faîte de la ville, sur l’esplanade ombragée tangente au musée, les derniers essoufflés, comme les précédents eux tout à leur souffle retrouvé, guettent l’arrivée de Mr. Rilsan, le maire. En retrait, un petit groupe d’enfants de dix à douze ans, bien mis et bien coiffés tentent de cacher leur intime et légère appréhension derrière une excitation collective. Ces élèves, venus en voisins de l’école Mont Chevalier, seront le temps de la journée, les guides des œuvres du musée. Ils se sont entraînés à cela. Parmi eux, un jeune garçon montre une mine résolument sérieuse : Antone, un tantinet anxieux, affiche aussi sa fierté d’être là. Avec deux de ses camarades il est affecté à la section « orientalisme et les portes de l’Orient » et lui, va se dédier tout particulièrement à un tableau, « prisonniers musulmans à l’île Sainte-Marguerite », œuvre d’Ernest Buttura, ce peintre emblématique de la ville de Cannes, dont le père officiait à l’hôpital de la ville en 1860. Une légère rumeur annonciatrice de la fin d’une attente consentie, rassemble la foule qui fait corps et qui de vaguement bruyante se fait silencieuse. Le maire est là, derrière son pupitre de bois blond, muni de ses drapeaux règlementaires.

« Chers amis bonjour. Merci d’être montés jusqu’ici. Je suis moi-même venu à pied et je ne me lasse jamais de cette petite randonnée qu’enfant déjà, tenez, j’avais leur âge (il montre le groupe des écoliers à ses côtés), je pratiquais en famille ou avec mes copains, et même seul parfois. Ces enfants sont là, aujourd’hui, pour partager le fruit d’un travail mené dans le cadre de la Nuit Européenne des Musées, avec la complicité des enseignants de l’école Mont Chevalier. Merci les enfants, très sincèrement et je vous demande de les applaudir, ils le méritent. Ce qui nous rassemble aussi aujourd’hui et j’en suis ravi, c’est l’arrivée dans notre beau musée d’une œuvre à nulle autre pareille, d’un petit joyau qui s’inscrit dans la cohérence éditoriale de nos musées, et vous savez combien j’y suis attaché. Ce beau travail d’Alexander Calder trouvera ainsi tout à fait sa place dans un triangle, pas du tout quelconque et tout à fait culturel, dont les trois cotés dessineront désormais un espace très séduisant pour les Cannois et tous les touristes qui nous font l’amitié de nous rendre visite. Figurez-vous un peu : la cellule du masque de fer au nord-est de l’ile sainte Marguerite, adjacente à l’œuvre de Jason de Caires, sur le thème du masque de fer, bientôt immergée au sud-ouest de l’île relient enfin ce travail si sensible de Calder, ici, dans notre beau musée, je veux parler de son portrait du Masque de Fer. »

Quelques minutes plus tard, Antone pénètre dans le musée, il précède ses camarades, se dirige vers la toile d’Ernest Buttura. Le masque de Calder se trouve sur son chemin. Il s’arrête, l’observe, et se dit : c’est si simple et si léger, il utilise du fil de fer pour dessiner dans l’espace. Puis, à l’arrière de la sculpture, il découvre la photographie d’une scène : Alexander Calder… regarde son masque de fer dont il effleure le menton de sa main droite, ses yeux enveloppent ce portrait d’une telle douceur infinie, de tant de bienveillance. Cette attention si intense portée par Calder à son œuvre, pétrifie Antone, le bouleverse et fige sa pensée, un frisson le hérisse/une fulgurance lui vrille le ventre/le vertige le gagne, ses tympans bourdonnent, il vacille et doit en urgence poser une main sur la vitrine pour ne pas tomber ; ses camarades arrivent, il lui faut retrouver l’équilibre, une contenance. Lentement il retourne au calme, perçoit à nouveau les silhouettes et les bruits et reprend pied dans ce monde. Tout ceci, c’était avant la pandémie et son confinement.

Aujourd’hui les deux tiers de la planète vivent confinés. Cela a commencé, en France, par les écoliers. Un lundi, Antone est resté chez lui, comme le lendemain une majorité des français. La famille d’Antone se résume à sa maman et sa sœur. Arrivés de Slovaquie il y a quatre années, ils occupent un petit appartement de la rue du Pont-Romain. Ludmila sa maman, écrit des contes pour enfants et Ana sa petite sœur souffre d’autisme. Antone a reçu cette assignation à domicile comme une gifle. Quelle grosse bêtise les hommes ont-ils commise vis-à-vis de la nature pour se voir infliger une telle punition ? Malgré toutes les difficultés passées, l’exil/la séparation/la tristesse, sa vie repose solidement sur trois pieds : il adore sa maman, sa sœur et l’école. Elle est presque tout pour lui, l’école rythme son présent et dessine ses rêves, il veut piloter des avions. Par bonheur sa maîtresse, lui confie des devoirs à faire. Les consignes arrivent le lundi et les travaux sont rendus le jeudi. Parmi ceux-ci, une rédaction : « vous raconterez les découvertes faites lors de votre confinement ». Tout avait mal commencé. La soudaineté et l’impréparation imposées, la peur familiale à nouveau de l’inconnu, tout concourait à fabriquer cette douloureuse inquiétude, partagée en silence et chacun pour soi par Ludmila et son fils, plus bruyamment par Ana.

Rédaction - Antone Banik - classe de CM2 - jeudi 26 mars 2020.

Introduction : en 2020, il est arrivé une catastrophe qui empêche les enfants d’aller à l’école. Tout a commencé quand la maîtresse nous a dit que nous ne pourrons pas revenir à l’école à cause du coronavirus. J’étais très en colère. J’avais peur aussi de devoir rester à la maison avec ma sœur qui n’est pas toujours facile à vivre. Ma maman a l’habitude de travailler à la maison, mais nous serons là toute la journée. Je ne pourrais plus voir mes copains. Comment allons-nous vivre à la maison ?

Antone ne supporte pas cet enfermement, l’angoisse irréfragable d’Ana déscolarisée, le manque d’espace vital et d’intimité. Au plus fort de son angoisse et son désarroi, Antone repense à sa rencontre dans le musée avec Calder, face à son masque que fer. Alors, il fouille en lui avec fébrilité, comme un chien cherche avec ses griffes un os enfoui, comme si sa vie en dépendait, il veut retrouver, tout, l'amour/la bienveillance/le vertige et, avec cette force de l’acteur en scène qui parvient à convoquer toutes les larmes de son personnage, il veut être Calder qui contemple son masque, et le masque lui dit alors :

- Petit garçon quel est ton nom ?

- Antone, mais toi qui es-tu ?

- Je suis le masque de fer, je sais que la vie est dure aujourd’hui pour toi, tu as peur. Comme tu le sais peut être, j’ai une longue expérience de l’enfermement et si tu veux bien je peux t’aider.

- Oui, je sais que tu es le masque de fer mais qui es-tu en vrai ?

- Un jour, alors que j’étais épuisé par ma captivité, que même l’envie de vivre m’avait quitté, j’ai été visité, comme toi aujourd’hui et il m’a été proposé de choisir entre la liberté et le mystère éternel.

- Et tu as choisi… de rester en prison !?!

- Oui ! En choisissant de rester inconnu je suscite, depuis des siècles, une multitude de questionnement, de travaux et de plaisir aussi de la part des hommes ; j’attire beaucoup de monde dans mes nombreuses geôles, des artistes comme Jason de Caires, Alexander Calder et d’autres s’inspirent de moi pour créer des œuvres d’art et, surtout, je peux visiter ceux qui ont si peur de vivre reclus. Nous avons tous et toi aussi une part de confiné en nous, alors quand elle se réveille, il ne faut pas en avoir peur mais tenter d’en retirer le meilleur et on le trouve souvent en allant vers les autres.

Les premiers jours ont été très difficiles, ma sœur était vraiment très énervée et nous partageons la même chambre. Heureusement, notre maman nous cuisine des palacinkys, de bonnes pizzas et des Bábovkas. Puis, le mercredi, j’ai repensé à notre journée au musée et au masque de fer de monsieur Calder. Cette personne célèbre a passé beaucoup de temps enfermée (le masque de fer) et je vais essayer de me mettre à sa place pour mieux supporter cette sorte de prison dans laquelle nous sommes. Donc cela va un peu mieux. Depuis, j’ai commencé à écrire ma rédaction parce que je crois que j’ai fait une découverte au sujet du masque de fer.

Les jours suivants, Antone échange à plusieurs reprises avec le masque de fer.

- En ce moment vous vivez une sorte de « guerre » des masques, mais quand les masques manquent, nous faisons plus attention à autrui et à soi, le masque perd de son importance et là, les autres comptent vraiment.

- Moi je repense toujours, à comment monsieur Calder vous regardait au musée. Quand quelqu’un vous aime comme ça, on doit se sentir fort !

- Oui, fort et… jamais seul. Que feras-tu en premier, quand tu sortiras de ton confinement ?

- J’irai à l’école, puis vous revoir au musée et aussi je proposerai à ma maman et ma sœur d’aller là où vous avez vécu sur l’île Sainte-Marguerite.

- Veille à visiter aussi la cellule de Jean le Gac, proche de la mienne, qui s’est emprisonné trois mois pour réaliser ses belles peintures murales. Antone je suis heureux de t’avoir un peu aidé et je vous souhaite à tous les trois de bien bons moments à partager ensemble, avec les autres.

Conclusion : maintenant, le confinement peut durer encore, il me fait moins peur et je suis plus attentif à ma sœur, je la regarde d’une autre manière et je crois qu’elle le ressent.

J’ai surtout découvert que le si masque de fer existe, c’est parce qu’IL VIT EN CHACUN DE NOUS.