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Connivence au musée

Nouvelle - Prix spécial Patrimoine

De FRESSIN Lorraine
 

Cela fait près de deux jours, ce 2 juin 2050, qu'une panne inexplicable s'est produite à Cannes. Il n'y a plus d'électricité… et plus rien ne fonctionne : des simples lampes de chevet aux instruments les plus sophistiqués, tout ce qui est devenu indispensable à la vie humaine s'est endormi. La chaîne du froid des enseignes alimentaires s'est rompue. Les systèmes de sécurité infaillibles des banques laissent la voie libre aux voleurs. L'hôpital arrive à bout de son groupe électrogène… et  la nuit tombée, chaque quartier est plongé dans le noir absolu, aveuglant. Tout le monde a peur. On craint la pénurie, les incendies et les violences…

Ce 2 juin 2050, Jacques est peut-être le seul homme de la ville à afficher un sourire paisible, à s'emplir les poumons d'air marin comme si c'était la première fois. Le long de la Croisette, il admire la baie mise à nue, à l'état brut. Il contemple le soleil qui se pose doucement sur les montagnes de l'Estérel, fait chatoyer l'écume des vagues, embrasse le fort de l'île Sainte-Marguerite, étreint les palmiers. S'il avait vécu en 1850 ou 1950, le spectacle aurait été tout aussi merveilleux, d'une beauté enivrante.

Sa balade le conduit tranquillement au musée du Cinéma où il travaille, malgré les ordres de son directeur qui s'était rendu chez lui quelques heures plus tôt.

« Il faut sécuriser les collections, Jacques. Tu as intérêt à rappliquer avant que je m'énerve », lui avait-il dit d'un ton menaçant.

Mais le jeune homme de vingt-cinq ans, flegmatique et rêveur, se remémore en attendant l'histoire incroyable du musée installé dans l'ancien casino du Palm Beach. « Quelle idée ingénieuse ! Ils auraient pu l'appeler le Palm Beach d'or ! » se dit-il, avec humour. Les jeux d'argent ayant quitté les lieux une vingtaine d'années auparavant, la ville a décidé d'y créer un musée du septième art. « Et quel acte courageux… » pense-t-il tristement, car depuis que les grandes banques sont devenues officiellement les conseillers des Chefs d'État, la culture a été décrétée "d'inutilité publique" par le Traité international de la rentabilité en 2038…

Dès qu'il franchit le seuil du musée, ses rêveries sont brutalement interrompues par les hurlements du directeur :

« Mais dépêche-toi Jacques ! Tu arrives toujours comme le ravi de la crèche, et je t'avais prévenu ! Réveille-toi ! Monte vite au premier t'occuper des collections de science-fiction. »  lui ordonne-t-il excédé.

Ce fut comme si Jacques avait été agressé par le cri d'un lion. Son cœur bat si fort qu'il en a le vertige. Sans un regard pour le tumulte autour de lui, il s'exécute. Il se fraie un chemin à travers l’agitation pour monter au premier étage, reprend son souffle, quand un détail inhabituel lui attire l'œil. Sur le mur blanc est tendu un rideau de velours rouge qui n'a jamais été là. Peut-être parce qu'il est dans un musée du Cinéma, son esprit s'emballe : il s'imagine tout à coup, terrifié, dans un film de David Lynch… Serait-il lui aussi en proie à la panique, mais d'une manière bien plus étrange ? « Je ne suis pas fou », se répète-t-il. Pour en avoir le cœur net, il lui faut toucher ce rideau et l'ouvrir afin de vérifier que son inconscient ne lui joue pas des tours.

Il s'en approche prudemment, le frôle du bout des doigts puis l'ouvre. Un air de jazz explose alors, des éclats de rire, le bruit de pièces qui s'entrechoquent, des cris de joie. Devant lui, une salle de Casino, vivante et imperturbable, sortie d'une époque de carte postale. Jamais il n'avait vu de jeunes femmes si élégantes, qui virevoltent de jeu en jeu comme des libellules, ni même des cocktails aussi étincelants que des rubis ou autres pierres précieuses… Il ne sait plus où regarder tant ce spectacle invraisemblable lui donne des frissons. Soudain, il est happé par un nuage de fumée odorante, le parfum subtil d'un Roméo et Juliette.

Guidé par le cigare, il s'approche d'un gentleman au crâne dégarni et d'allure robuste, qui joue à la roulette une coupe de champagne à la main.

« Hey boy ! Mais qu'est-ce quoi tu portes ! »

Jacques reste bouche bée : il est à côté de Sir Winston Churchill qui se moque de lui, dans un français alambiqué, en regardant sa tenue débraillée avec jean et baskets fluorescentes du XXIème siècle.

« - Suis-je… suis-je au casino du Palm Beach ? demande Jacques, qui commence à avoir peur.

- Tout à fait Monsieur, lui répond le croupier.

- Mais le casino n’existe plus en 2050 ! s’exclame-t-il, effrayé.

- Ah ah ! en 2050 ! It's amazing! rétorque Churchill. Very funny, boy! Comment tu t'appelles ?

- Jacques…

- Come on! Jack ! Bois un coupe de Pol Roger avec moi, j'ai l'imagination assez débordante pour croire toi. »

Jacques s’installe timidement à côté du vieux lion, boit son verre d'un trait.

« Alors Jack, tell me, est-ce que le vue de la terrasse est toujours aussi belle dans cent ans ? reprend Churchill avec entrain.

- Toujours, répond Jacques. Peu avant la nuit, on y admire le soleil embraser l'horizon, inonder la mer de pépites d'or, éclairer les palmiers et en faire les gardiens d'un temple divin…

- Wonderful ! » Churchill laisse alors s'installer un silence puis, l'air grave, lui demande : « Et la paix, Jack ? Dis-moi que les pays d'Europe ne se font plus la guerre… et que mes efforts n'ont pas été vains. » Son français est devenu plus limpide.

C'est envahi par l’émotion, un nœud à la gorge, que Jacques lui répond :

« - C’est difficile à dire, Sir. Il y a eu un temps juste après vous où les pays d'Europe se sont unis. Ils prônaient la liberté et la solidarité, ne voulant pas répéter les erreurs du passé. Mais je vous parle d'un temps révolu, je n'étais pas encore né… Depuis, ils ne se font pas véritablement la guerre, mais ils se sont renfermés sur eux-mêmes. Aujourd’hui, ils se livrent à une cruelle concurrence, avec pour seul objectif d'être plus riche que son voisin. Ils ont même décrété la culture non rentable… Vous savez, Sir, j'ai beaucoup de chance. Ce casino a été transformé à mon époque en musée du Cinéma… Peu de villes dans le monde ont désormais le courage de créer un musée… »

Le regard vide, Churchill rallume son cigare sans dire un mot.

« - Well, Jack, dit-il quelques instants plus tard, je l'avais dit hélas, et j’avais raison : La malveillance des méchants se nourrit de la faiblesse des vertueux… »

Un nouveau silence s’installe entre eux, bien plus triste et solennel. Le jeune homme en regrette presque de lui avoir dit la vérité….

« - Jaaaaacques !!!!! Au loin, la voix du directeur retentit, le ramenant à la réalité.

- Je dois y aller, Sir Churchill, veuillez m'excuser.

- Okay… Wait Jack, You are a good boy… Il y avait une de mes tableaux accroché dans la salle de coffres. S'il y est toujours, je voudrais que tu en prends soin.

- Bien sûr, Sir Churchill, je vais m’en occuper. »

Jacques fait demi-tour, repart d’un pas hésitant, tire le rideau rouge et se retrouve dans le couloir à côté de l’escalier. La musique et le tapage du casino s’interrompent d’un coup comme quand on coupe le son. Il est complètement étourdi. Le souffle coupé, il se retourne et ne voit derrière lui qu'un mur blanc, comme à son habitude.

« Cette fois, ça y est je suis fou… » murmure-t-il, inquiet.

Pourtant, il est peut-être possible de s’en assurer. Il suffit d'aller dans l'ancienne salle des coffres, transformée en salle des collections de science-fiction, précisément là où le directeur l’envoie, et vérifier que le tableau existe. Il s’y précipite, scrute les murs jusqu’à ce qu’il remarque, près de la fenêtre, une petite toile aux couleurs claires qui représente la baie de Cannes, à laquelle il n'avait jamais prêté attention.

Serait-ce le tableau de Winston Churchill ? Jacques le retire fébrilement du mur, les mains tremblantes, le cœur battant. Pas de signature. Il le retourne et là, sur l’envers de la toile, il découvre dans un anglais parfait, une réplique emblématique de l'homme d'état, chef de guerre, écrivain et amoureux du soleil de la Côte d’Azur: Mais si nous ne nous battons pas pour la culture, pourquoi nous battons-nous ?