De STABLE Quentin
Le crépuscule tombait sur l’île Sainte-Marguerite. Je me retrouvai seul et isolé, alors que mes amis s’éloignaient sur un zodiac. Rester une nuit sur l’île et repartir avec le premier bateau demain, non mais sans blague !! Pourquoi avais-je accepté ce bizutage ? J’aurais très bien pu m’intégrer autrement dans cette école de journalisme, mais un pari reste un pari.
A la recherche d’une cachette pour passer la nuit, je commençais à m’enfoncer dans la forêt vers l’est de l’île. Mon but : ne pas me faire « jeter » hors de Sainte-Marguerite avec une belle amende par un garde renfrogné qui m’aurait fusillé d’un regard noir durant tout le trajet retour.
La nuit tomba, je m’installai non loin de l’étang du Batéguier. Finalement la fatigue s’empara de moi et je sombrai dans un profond sommeil.
Je fus soudain réveillé par le craquement des aiguilles de pin. Craintivement, je tournai la tête…
Un homme se tenait debout devant moi. Dans la pénombre, je distinguai une imposante carrure et une belle chevelure blanche. Il était habillé d’une drôle de manière, un peu comme ces nobles du XVIIIe siècle, il portait une redingote, un pantalon marron duquel dépassait une chemise. La lune faisait briller une chainette argentée qui reliait les deux pans de sa veste. Un jabot blanc faisait ressortir son visage ridé et lui donnait un air sévère et grave, et son regard fixé sur moi me paralysa.
Mais qu’est-ce que c’était encore que ce charlot ? Un drogué, un taré peut-être ? Allez savoir, ça n’avait pas l’air d’être un garde en tout cas. Je reculai doucement… on ne sait jamais. Le charabia qu’il m’adressa fut incompréhensible. J’en restai bouche bée.
Il sortit alors 3 pièces de sa poche en me lançant une phrase qui ressemblait à de l’anglais dont les seuls mots que je saisissais furent « buy » et « boat ».
En clair, j’en conclus qu’il voulait que je lui trouve un navire… mais mon vieux, t’as pas l’air de bien te rendre compte de notre situation ! Je lui rendis donc ses pièces en essayant d’exprimer dans mon meilleur anglais que son offre ne m’intéressait pas.
Il me regarda de haut avec un regard intrigué. Je compris à cet instant qu’il était aussi surpris que moi de cette rencontre.
Finalement le vieil homme s’assit et se calma, d’après ce que je compris, il baragouina quelques excuses.
Ce vieux malade avait réussi à me faire douter, il semblait perdu, avait-il simplement perdu la raison ? Je finis par lui demander son identité. L’énergumène me regarda d’un air désabusé comme si c’était une évidence, et se leva en disant fièrement « Lord Broughumhum ».
Mais oui !! C’est ça, c’était lui ce type dont la statue trônait près du MacDo… Lord Brougham… les mêmes cheveux, la même carrure, les mêmes vêtements… attendez ce n’est pas logique, ce gars est mort au XIXe siècle, il ne peut être vivant, c’est insensé.
Nous restâmes un long moment silencieux.
Soudain, au milieu du silence pesant de la forêt, j’entendis le vieil homme sangloter. Étrange pour une personne qui semblait si fière et sûre d’elle il y a quelques instants de cela. Je m’assis à coté de lui. L’individu sortit de sa poche un médaillon et me le donna, je l’ouvris et je découvris le portrait d’une jeune fille. Elle semblait sortir elle aussi d’une autre époque. Le visage dégageait une certaine douceur, son nez était fin et sa bouche gracieuse, ses cheveux blonds retombaient en boucles sur les cotés de sa tête et son regard bleu azur était d’une beauté sans nom.
À ce moment là, je me rappelai une histoire que ma mère m’avait racontée, sur un certain lord qui s’était installé à Cannes dans le but de soigner sa fille.
Alors que ces pensées me venaient à l’esprit, la brise se leva sur l’île, les feuilles des chênes s’agitèrent et les grillons cessèrent leur tapage.
Un grand frisson d’horreur me parcourut l’échine, mon rythme cardiaque s’accéléra et je devins pâle.
Si cet homme est bien ce lord, putain qu’est-ce que je fais encore là ? Après tout, les affaires des morts ne concernent pas celles des vivants, mais coincé entre mon instinct de survie qui me hurlait de prendre mes jambes à mon cou et mon coté « Saint Bernard » qui me murmurait de ne pas l’abandonner, je restai scotché, incapable du moindre geste.
Alors que l’homme pleurait maintenant à chaudes larmes, je repris mes esprits et me calmai. Après tout si je l’aidais, cet « esprit » allait peut-être disparaître, comme ces fantômes qui, une fois qu’ils ont réglé leurs comptes avec le monde des vivants, ne vous hantent plus.
Comme si de rien n’était, je me levai et l’invitai à me suivre.
À la lueur de la pleine lune, nous avancions sur le chemin de ceinture. Quelle sombre histoire…
Ma curiosité était telle que je ne pus m’empêcher de le questionner et voici ce que je compris à peu près :
Il était né à Edimbourg en Écosse, était bien venu à Cannes en 1834… soit il disait vrai, soit c’était un « fan boy » du lord (qui sait ça existe peut être ?) et il avait un sacré talent de comédien.
Le temps passa si vite que je ne m’étais même pas aperçu que nous approchions de l’imposant fort Royal.
Soudain, le lord fut pris d’une hystérie qui me fit sursauter.
Il se précipita sur l’imposante porte Marine, qui était fermée. Le vieux fou tapa de toutes ses forces sur cette dernière mais bien sûr rien n’y fit. Que cherchait-il ? De l’aide ? Un navire ?… Tout ce vacarme me crispa, nous allions nous faire repérer.
Subitement, une lumière aveuglante qui venait de l’échauguette nous figea comme deux lapins pris dans les phares d’une voiture.
Autant vous dire qu’à part un étudiant assez taré (ou stupide) pour accepter un bizutage, un individu assez louche matraquant qu’il est un lord écossais tout droit sorti du passé et quelques animaux sauvages, nous ne pouvions être que face à des gardiens réveillés en sursaut.
Paniqué, je m’empressai de pousser mon compagnon de route dans les taillis. Je m’attendais à une réaction indignée de sa part mais, à mon grand étonnement, il ne se fit pas prier et nous prîmes la poudre d’escampette, nous ruant dans les escaliers de pierre qui longent le fort.
Au chantier naval, nous nous dirigeâmes dans la direction de l’embarcadère, traversant le petit groupe de cabanons en faisant le moins de bruit possible.
Après avoir jeté un dernier regard derrière nous pour être sûrs de ne pas être suivis, nous nous refugiâmes sous les taillis qui bordaient le sentier. Après avoir avancé à plat ventre au plus profond des buissons, fatigués et à bout de souffle, nous nous écroulâmes dans notre cachette improvisée.
Alors que les grillons étaient de nouveau de sortie et que le son des vagues qui allaient et venaient sur le rivage nous était agréable à l’oreille, le vieux bougre tomba de fatigue et s’endormit telle une marmotte en hibernation.
Je contemplai le ciel, allongé sur un matelas d’aiguilles de pin, tout en me remémorant ma folle soirée. Mais qui me croira demain ?
La fatigue prit le dessus, et bercé par les bruits de la nuit, je sombrai moi aussi dans un profond sommeil.
Au petit matin, l’air était frais et très agréable, le vent faisait frémir les feuilles des arbres et le soleil se levait au dessus du cap d’Antibes.
Après m’être levé et avoir scruté les lieux de mon repos, je me rendis compte stupéfait que j’étais revenu à mon point de départ, cette clairière était celle où je m’étais assoupi la veille. Assoupi ? Mais alors… toutes ces péripéties d’hier soir… étaient-elles réelles ?
Un rêve ? Mais quel rêve !!! Il était tellement réaliste… mais je devais me rendre à l’évidence, ce lord était mort depuis bien longtemps et ne pouvait revenir à la vie, mon imagination m’avait joué des tours, rien de plus, rien de moins.
Je me levai et sortis à quatre pattes des buissons en essayant d’être le plus discret possible pour ne pas attirer l’attention des tout premiers visiteurs.
Je me mis en marche vers l’embarcadère. En chemin, je tentai de me rappeler tous les lieux que nous avions traversés moi et mon désormais « ex » compagnon de route dans ma rêverie. Le fort… le chemin de ceinture… comme si j’y étais encore.
Alors que j’approchais des quais, je vis que le kiosque à sandwichs était ouvert et qu’un homme mal rasé et négligé était accoudé au comptoir.
Je lui demandai une bouteille de Coca en lui tendant la monnaie. Machinalement, je jetai un œil sur les quais dans l’espoir d’apercevoir la silhouette de Brougham.
Le vendeur toussa : « Hey, honnêtement tu veux que je fasse quoi de ces vielles piécettes qui sortent de je ne sais où ? »
Je regardai médusé les pièces dans le creux de ma main : DES VIEUX SHILLING ANGLAIS…
Ça alors !!!! Ces pièces ?... c’est ?... ce lord ?... le vendeur s’impatienta, je me remis à chercher de la monnaie dans ma poche.
C’est alors que mes doigts heurtèrent un petit objet rond et métallique, je le sortis, je l’ouvris et je découvris le portrait d’une jeune fille. Elle semblait sortir elle aussi d’une autre époque. Le visage dégageait une certaine douceur, son nez était fin et sa bouche gracieuse, ses cheveux blonds retombaient en boucles sur les cotés de sa tête et son regard bleu azur était d’une beauté sans nom…