De DESORMIERE Dominique
La sonnerie annonce la fin des cours de la matinée et c’est la cohue. Les étudiants dévalent l’escalier extérieur à grande vitesse.
MICHAËL BRAGUIER est un garçon de 18 ans, cheveux clairs mi-longs, de taille moyenne, de faible corpulence. Vêtu, d’un jean bleu, veste en sweat, tee-shirt et baskets, il stationne un temps, au plus haut des marches. D’un regard doux et amusé, il observe les passants aux nationalités et tempéraments éclectiques de sa ville.
Tous les jeunes se pressent dans le boulevard de la République. Celui-ci reste un des passages les plus empruntés de Cannes. Les signes de réhabilitation dans ce quartier sont visibles : travaux en cours, affichage des projets à venir. Le lycée rénové a fière allure quant à l’ancienne place du gaz elle est méconnaissable.
Michaël, descend prestement les marches et se dirige avenue Isola Bella.
Michaël arrive devant un petit immeuble. En regardant derrière lui, il peut apercevoir le parc Cannes Gallia, l’ancien fameux Hôtel Gallia.
Michaël se dirige vivement vers deux containers vides restés sur le trottoir. Il les tire péniblement pour les ranger dans le local poubelles.
Il se tourne vers une femme, CORINNE BRAGUIER, quarante-cinq ans, cheveux méchés, une légère tendance à l’excès de poids qui n’entrave en rien sa vivacité, visible à sa façon de manier le balai.
Michaël
M’man, on est combien ce soir ?
Corinne
Une dizaine, il y a toute la famille.
À ce moment, un homme PIERRE BRAGUIER, de taille moyenne, type méditerranéen, arrive tout doucement derrière Corinne. Il l’entoure de ses bras et avec un clin d’œil à Michaël, affectueusement dit :
Pierre
Tu râles ma douce.
Corinne
Pas du tout mais j’ai du travail aujourd’hui.
Corinne finit de balayer méticuleusement le local.
Pierre souriant se tourne vers Michaël.
Pierre
J’ai pris les billets pour l’AS Cannes.
Michaël
Sympa ! On se garera en haut des Hespérides. Il y a toujours de la place.
Michaël
Papa, je vais à la danse et ensuite je passerai t’aider au garage pour que tu finisses plus tôt.
Pierre (maugréant)
Je me demande ce que tu y trouves à cette danse !
Michaël souriant mais levant les yeux au ciel, un peu désespéré, réplique :
Michaël
Attends ! Tu parles du très célèbre cours de Rosella Hightower, rue de Colmar.
Pierre (ironique)
Elle est morte non ? Ils n’ont pas fermé depuis ? C’est ta mère qui t’a inscrite là-bas. Je me demande…
Corinne (offusquée)
T’es bien inscrit au foot toi !
Tous les trois se dispersent chacun de son côté.
Michaël est assis sur un tabouret devant le lavabo de la salle de bains. Il se regarde fixement dans le miroir.
La radio posée sur le dessus du lavabo, joue Rapsody in blue de Gershwin.
Ses sourcils froncés creusent une ride sur son front, preuve d’une réflexion intense.
De la main droite, il masse doucement son visage avec la crème teintée, comme s’il voulait effacer les traces de la tension qui gronde en lui. Puis, il descend jusqu’à cette pomme d’Adam qui pointe. Michaël esquisse une grimace de dégoût.
Soudain, s’adressant à l’image que reflète le miroir.
Michaël (pesant chaque syllabe)
Au… jour… d’hui, c’est aujourd’hui.
Michaël ouvre la trousse de maquillage de Corinne. Sur la palette, il choisit une des ombres à paupières. Il applique avec soin le mascara, et dessine un léger trait d’Eye-Liner.
Il coiffe ses cheveux blonds, les tire vers l’arrière avec le peigne, les enduits de gel, et les noues en chignon.
Michaël se mire dans la glace et paraît satisfait du résultat obtenu.
De la salle à manger proviennent des bruits de voix, des rires. Alors qu’il se parfume allègrement, un coup est frappé à la porte.
Corinne (off)
Ton père est arrivé avec les invités. Tout le monde passe à table.
Michaël
Il ne me reste qu’à m’habiller. J’arrive !
Michaël, pénètre dans la salle à manger éclairée seulement par des bougies. À son entrée, quelqu’un actionne le commutateur, la lumière jaillit.
Corinne a décoré sa loge avec amour pour son fils. En face de lui, une banderole « JOYEUX ANNIVERSAIRE » écrite en grosses lettres est collée sur le mur.
Au centre, une grande table où sont assis une dizaine d’invités.
Michaël capte leurs regards stupéfaits qui convergent sur le long sweat pailleté dissimulant le haut de son collant moulé rose. Aux pieds, le jeune homme porte les ballerines de satin blanc qu’il utilise pour la danse.
Michaël est accueilli par un panel de différentes exclamations. Les oh ! fusent de toutes parts. Oh ! Admiratifs, oh ! Moqueurs, oh ! De contestation.
Pierre le regarde sans comprendre et lance une galéjade douteuse.
Pierre
Je ne savais pas que c’était une soirée costumée.
Corinne se lève rapidement et elle rejoint Michaël et d’une voix douce :
Corinne
Bon anniversaire mon chéri.
Corinne entraîne Michaël jusqu’à sa place en bout de table. Silence de plomb dans la salle. Les invités piaffent d’impatience. Debout, Michaël prend la parole.
Michaël
Aujourd’hui je fais ma « Sortie du Placard ». Je ne me supporte plus en tant qu’homme.
Tout petit, je savais que je serais une fille.
Appelez-moi Elsa.
Pierre devient très rouge. Il reste silencieux, sous le choc. Les yeux plissés, la bouche entrouverte. Il regarde Michaël, les yeux exorbités. Faisant le fier à bras devant la famille, Pierre reprend d’un ton violent :
Pierre
T’as pas d’autres conneries à dire !
Corinne anxieuse prend la parole d’un ton léger.
Corinne
Chic ! J’ai toujours rêvé d’avoir une fille.
Pierre lui lance un regard noir :
Pierre
Oh ! Toi, n’en rajoute pas.
Michaël regarde son père d’un air suppliant. Il s’assied, car ses jambes ne le portent plus, puis il prend une profonde respiration en le regardant droit dans les yeux.
Michaël
Papa, je ne veux plus vivre dans le mensonge.
Michaël a baissé le ton. Il regarde désespérément vers sa mère et sa famille, mais courageusement, il continue.
Michaël
J’arrête Jules Ferry, je cherche du travail, car je vais me faire opérer et changer d’identité.
D’un bon, Pierre se lève. Il s’avance vers Michaël, le bras en l’air pour le frapper. Celui-ci recule instinctivement pour parer le coup en levant son bras devant sa tête. Pierre, fou de rage, les dents serrées.
Pierre
Pas de « pédé » dans cette maison.
Corinne pousse un cri, se précipite vers Pierre, le tire par le bras. Celui-ci en se dégageant la bouscule et risque de la faire tomber. Michaël tente de l’arrêter effaré.
Michaël
Maman, attention !
Les invités se lèvent affolés et s’approchent de Corinne et de Michaël pour les protéger.
Un invité (sévère)
Pierre, tu ne sais plus ce que tu fais.
Pierre comprend que toute la famille est contre lui, il reste choqué. D’un seul coup, il perd de sa verve, il est anéanti. Ses épaules s’affaissent.
Michaël (ferme)
Ma décision est prise, je suis majeur.
Pierre (hurlant)
Tu es majeur ? ça tombe bien, quitte cette maison immédiatement.
Corinne en pleurs s’approche de Pierre.
Corinne
J’ai toujours su qu’il était différent. Si tu avais été, plus attentif, tu aurais su toi aussi.
Michaël se lève et se dirige vers sa chambre.
Michaël
Je pars.
Corinne (effarée)
Que vas–tu devenir ?
Michaël
Ne t’inquiète pas, j’ai tout prévu.
Pierre (ironique)
Je vois d’ici comment tu vas te débrouiller.
Se campant devant son père, sans baisser les yeux, Michaël reprend :
Michaël
Je fais un pari. Pour Noël, je serai ta fille et tu m’aimeras autant. Un jour, tu seras fier de moi.
Ellipse
Trois ans ont passé. Michaël a été opéré et est devenu Elsa, une jolie jeune femme.
Corinne et Pierre ont quitté l’avenue Isola Bella et marchent côte à côte.
Pierre
Où on va ?
Corinne
Faire les courses au Pont des Gabres
Pierre
Pourquoi tu passes rue du lys ?
Corinne élude la réponse et après avoir marché un peu, elle s’arrête devant un immeuble. Elle montre à Pierre une plaque de cuivre scellée au mur à côté de la porte d’entrée.
Corinne
Regarde.
Pierre sort ses lunettes de sa poche. Intrigué, il lit la plaque.
Insert.
Centre médico psychologique : ELSA BRAGUIER Assistante sociale.
Fin de l’insert
Pierre reste sans voix.
Corinne
On monte ?
Pierre (d’une voix brisée)
Tu m’as bien eu.
Corinne
Si tu ne montes pas, je te quitte. Je veux profiter de ma fille au grand jour.
Pierre hésite encore un instant puis :
Pierre (sans résistance)
Oui on monte.
Corinne joyeuse, appuie sur l’ouvre-porte.
Elsa ouvre la porte et reste ébahie de voir son père derrière Corinne.
Les yeux brillants, elle les fait entrer dans son bureau aménagé et décoré avec soin. Après les avoir embrassés, Elsa s’empare de la main de Corinne, puis attrape celle de son père et :
Elsa
Maman, tu as fait des ménages pour m’aider. Tu m’as remonté le moral lorsqu’il était au plus bas.
Aujourd’hui tu ramènes mon père prodigue. Merci.
Corinne acquiesce d’un signe de tête. Elsa se jette dans les bras de Pierre. Celui-ci la serre tendrement contre lui, très ému.
Pierre
Tu as bien réussi. Moi j’ai agi comme un couillon.
Elsa les fait asseoir en face de son bureau. Devant elle un journal qu’elle ouvre et elle lit un article encadré.
Elsa (avec un sourire immense)
Les députés ont déposé une proposition de loi visant à simplifier le changement d’identité.
Je pourrai aider ceux qui ont besoin.
FIN.