De GIOVANELLI-REVEL Lily
La brise du mois de février caresse mon visage alors que je me tourne vers ce qui fut le Martinez. Derrière moi, la Roseraie où j’ai passé mon enfance.
Il y a deux ans, après le discours de la jeune suédoise Greta Thunberg, des milliers de jeunes ont décidé de se réunir et de manifester en faveur de l’environnement, afin de faire réagir les gouvernements. Le futur était censé être le leur. Ces revendications concernaient les méthodes de production, les façons d’exploiter la planète, les habitudes de consommations… sauf que les pays les plus développés, plus particulièrement, n’ont pas vu ces démonstrations d’un bon œil. D’ailleurs, il serait peu probable que leurs gouvernements aient connu la définition de la démocratie donnée par Périclès, à savoir : « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Aucun des États n’a tendu l’oreille à ce que scandaient les jeunes et à ce que les adultes finissaient par eux aussi clamer.
La France, en 2019, déjà au bord d’une révolution, n’en menait pas large… Combien étaient ceux se sentant abandonnés par l’Élysée et Matignon ? Combien étaient ceux qui avaient honte de leur pays ?
Ce sentiment ne disparut cependant pas de sitôt.
Secrètement, les pays membres de l’Union Européenne, les États-Unis, le Canada, le Japon et tous les pays émergeants passèrent un accord selon lequel tous les jeunes âgés de 15 à 21 devaient vivre la réalité. Ce qui se passe dans le monde des adultes. Ainsi, nombreuses furent les familles à être déchirées. Certains partirent loin de chez eux, de manière assez chanceuse, souvent dans le pays de leur rêve avec parfois des rencontres et des occasions en or. D’autres, au contraire, furent envoyés au fin fond de nulle part avec pour seule occupation, des animaux à élever et une ferme à s’occuper. Enfin, d’autres jeunes comme moi restèrent là où ils habitaient. En revanche, ils devaient faire face au départ de leur famille ainsi qu’à leurs responsabilités, c’est-à-dire la tenue de leur domicile. Ces jeunes-là devaient, et doivent toujours, alors eux-mêmes subvenir à leurs besoins, travailler pour payer le loyer et remplir les placards.
Bien que l’expression « remplir les placards » n’ait plus aucun sens pour nous depuis deux ans, surtout pour ceux vivant sur un littoral. En effet, en même temps que cette réforme, la nature eut son mot à dire. Le monde entier fut frappé d’inondations, de tremblements de terre et de pluies diluviennes. À Cannes, le port fut détruit ; ne restèrent de la Croisette et du palais des festivals que des débris ; l’hôtel de ville et les restaurants aux alentours furent submergés ; plusieurs magasins de la rue d’Antibes perdirent leur stock… Et dès lors, les gouvernements du monde entier décidèrent de bloquer l’argent des impôts, le budget… Aucune réparation pour les dégâts des catastrophes naturelles ne fut envisagée. L’argent manquait cruellement.
C’est ainsi que plusieurs boutiques fermèrent et la moitié de la population cannoise étant soit décédée suite aux récents évènements ou partie, les offres d’emploi se firent rares. Je connais certaines personnes qui cumulent trois jobs afin de gagner l’équivalent du SMIC. C’est pourquoi il est aujourd’hui très difficile d’employer l’expression « remplir les placards » : nous ne remplissons aucun placard. Premièrement, nous n’en avons plus, mais nous n’avons également rien à y mettre.
Nous avons peu de choses, en fait.
À la suite de ces catastrophes, beaucoup de jeunes et d’adultes pillèrent les magasins, supermarchés et appartements laissés à l’abandon. C’était l’anarchie.
En deux ans, le monde a bien changé. Moi aussi, par la même occasion. N’ayant plus les moyens de me rendre chez le coiffeur, j’ai laissé mes cheveux pousser et ils m’arrivent désormais en-dessous de la taille. Ils sont tout abîmés et ternes. Non pas que mes cheveux bénéficiaient d’un éclat incroyable et étaient soyeux avant que tout cela n’arrive, mais je me contenterais de dire que je ne me reconnais presque plus.
Mes yeux s’embrument à la pensée de ce que fut Cannes, ce qu’était ma vie avant tout cela. Les larmes refoulées en moi remontent et déferlent sur mes pommettes. Leur goût salé me parvient ; et derrière moi jouent des enfants qui n’ont pas conscience de ce qui se passe. Courant à travers les chemins de ce qu’il reste de la Roseraie, à défaut de jeux, je me retourne vers eux. Une petite fille semble remarquer mon désarroi. Elle porte un pull pour adulte rouge délavé comme une robe, cintrée à la taille à l’aide d’une ceinture, ainsi que des collants troués. Ses cheveux sont recueillis en une coiffure confuse : ils sont bien trop fins, pas assez forts et trop altérés pour constituer ne serait-ce qu’une queue de cheval.
Je me dis qu’elle a de la chance, insouciante comme elle est.
Je la vois s’approcher de moi, le pas hésitant : à la main elle tient quelque chose que je n’arrive pas à distinguer.
« Madame ? Pourquoi vous êtes triste ? m’interpelle-t-elle.
- Pour rien, je réponds en esquissant un sourire et en essuyant une larme.
- Ah… bah… tenez, c’est pour vous, me dit-elle en me donnant une fleur fanée et écrasée. Je l’ai trouvée et je la trouvais jolie.
- Oh, merci beaucoup, c’est très gentil à toi !
- Je dois y aller, ma maman m’attend.
- Oui, bien sûr. Merci beaucoup pour la fleur, ça me touche.
- Au revoir, madame ! me lance-t-elle tout en courant vers ses proches. »
Je la regarde s’éloigner. Quand je ne la distingue plus, je pose mes yeux sur la fleur. Elle devait être magnifique. Pour ne pas l’abîmer, je la glisse entre deux pages de mon livre et me mets à marcher vers les murs encore debout du palais des festivals.
Je baisse le regard et détaille mes chaussures. Elles sont usées. Le cuir est fatigué, plus très noir et mon collant s’effiloche. Quant à ma jupe, l’un des derniers vêtements digne de ce nom qu’il me reste, elle commence à s’user. Les boutons noirs sont devenus gris et les lignes colorées se croisant, autrefois rouges, blanches et beiges, ne seront bientôt plus qu’un lointain souvenir.
Soudainement, je suis percutée par quelque chose ou quelqu’un, perds mon équilibre et manque de tomber. Une main me rattrape de justesse, m’aidant à me redresser.
« Oops, I’m sorry. Are you okay? me demande quelqu’un. Je hoche la tête, encore sous le choc. Je suis vraiment désolé, je n’avais pas l’intention de vous bousculer. C’est ma faute, me dit une voix masculine.
- Je vais bien, ne vous inquiétez pas. Après tout, vous m’avez rattrapée, alors merci. »
Lorsque je relève les yeux, je découvre un jeune homme aux cheveux noirs et aux traits du visage fins. Je suis presque sûre de l’avoir déjà vu.
« Je m’appelle Marcin, se présente-t-il en me tendant sa main. Et vous avez fait tomber ceci, me dit-il en me tendant mon livre. »
Je sais qui il est : un guitariste polonais dont j’étais fan quand j’avais encore internet.
« Merci. Je m’appelle Aube.
- Oh, c’est magnifique comme prénom ! Moi c’est Ewelina, je suis la copine d’Adrian, son meilleur ami, dit-elle en pointant Marcin du menton.
- Enchantée.
- Ton prénom est vraiment magnifique, je l’adore !
- Merci. En fait… j’aurais dû m’appeler Aude mais l’infirmière a fait une erreur en remplissant le certificat de naissance. Je suis née à 5h54 du matin, heure à laquelle apparaît l’aube en juillet. Confuse, elle a fait une erreur de lettre mais ce n’est pas grave : l’aube est la première lueur du soleil qui commence à blanchir à l’horizon, autrement dit, c’est le commencement. J’aime penser qu’il y aura un jour un commencement pour nous autres jeunes. J’espère que nous aurons la chance d’agir et de pouvoir décider comme des êtres doués de raison, dont les actes sont soumis à notre entendement…
- C’est fou, on croirait presque entendre la thèse cartésienne de la liberté, intervient Adrian.
- Peut-être parce que ça l’est. Sinon… que faites-vous ici ? Il n’y a plus grand-chose à faire…
- Je suis guitariste et je fais quelques concerts dans la région, Nice, Toulon, Marseille… Dans une semaine nous irons passer quelques jours de vacances à Nîmes.
- C’est une ville magnifique !
- En attendant, nous voulions aller voir ce qu’il reste du Suquet mais il nous est impossible de trouver le chemin pour nous y rendre.
- Je peux vous y emmener si vous voulez. »
Ainsi, je les emmène au Suquet. Au début, le silence est de la partie, rendant la situation quelque peu inconfortable, mais Marcin et moi finissons par parler littérature. Nous évoquons Agatha Christie et Hercule Poirot, notamment Le meurtre de Roger Ackroyd, notre livre préféré à tous les deux. Après avoir longuement discuté dessus, nous arrivons place de la Castre.
« Voici donc le Suquet Forville ainsi que son église Notre-Dame-d’Espérance, fondée au XVIe siècle… Cette place était mon endroit préféré, j’y venais au moins une fois par semaine avant. Le soir, la vue était encore plus impressionnante avec les lumières et les reflets de l’eau… »
Alors que les larmes me montent aux yeux en me remémorant de tels souvenirs, le temps change brusquement. Il se met à pleuvoir fortement et avant que nous ayons une quelconque chance de nous abriter, un tremblement de terre fissure le sol et nous tombons tous par terre. Une seconde plus tard, cependant, la pluie cesse et le ciel se découvre. Alors que je regarde en direction de la mer, les îles de Lérins sont éclairées par un incroyable rayon de soleil. J’ai l’impression de retrouver le Cannes que j’aimais tant…
« Regardez, dis-je en désignant les îles d’un signe de tête. C’est juste sublime. »
Mes yeux s’embrument alors. Les larmes refoulées pendant ces deux dernières années remontent et déferlent tel un torrent. Mais cette fois, et pour la première fois, ce sont des larmes de bonheur.