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Second premier festival en 1946

L'espoir des premières années de guerre

Malgré la déclaration de guerre et la mobilisation, les responsables cannois décident de maintenir le projet du Festival. Philippe Erlanger, soutenu par les syndicats hôteliers cannois et la corporation du cinéma français, tente de le relancer. Pour lui, le maintien de la manifestation donnerait une preuve aux États fascistes du sang-froid et de la détermination de la France. Alors la manifestation cannoise est reprogrammée. Elle est d'abord prévue pour la période de Noël, puis pour le mois de février 1940, et enfin pour Pâques.

Cette fois, sa réalisation se trouve soumise à une condition : la France doit obtenir l'autorisation et la participation de l'Italie afin que celle-ci « ne voie pas une manœuvre dirigée contre l'Exposition du cinéma de Venise », précise Édouard Daladier, président du Conseil. L'Italie ne s'est toujours pas prononcée officiellement quant à sa position dans le conflit, alors il faut user de diplomatie pour qu'elle ne s'allie pas avec l'Allemagne.

L'ambassade française de Rome se met immédiatement en relation avec le gouvernement italien pour savoir s'il consent à soutenir la manifestation cannoise, avec en contrepartie, une participation officielle de la France à la prochaine Biennale de Venise. Philippe Erlanger et son équipe attendent impatiemment la réponse de l'Italie. Et, c'est avec surprise qu'ils apprennent le consentement de Mussolini à la condition que la compétition française ne se déroule pas en même temps que celle de la Mostra.

Les responsables cannois sont désormais confiants mais leurs tentatives échouent successivement. La situation évolue quand le 10 juin Mussolini déclare la guerre de l'Italie à la France et à la Grande-Bretagne. Le département des Alpes-Maritimes se trouve désormais frontalier d'un pays ennemi ; aucune rencontre mondiale ne peut être envisagée à Cannes, les conditions nécessaires au bon déroulement de la manifestation sont, dans ces conditions, impossibles à assurer.
De plus, les organisateurs se trouvent confrontés à d'autres problèmes pour la réalisation du Festival en tant de guerre. D'abord parce que les crédits s'avèrent insuffisants pour remettre en place et équiper la salle du Casino municipal. En septembre 1939, les appareils cinématographiques avaient été loués ; en cette période de mobilisation générale, ces équipements restent difficiles à trouver. C'est par l'intermédiaire d'une entreprise américaine, la maison Western que les responsables cannois parviennent à dépasser cette difficulté.

Ensuite, il semble difficile de faire revenir les personnalités et touristes présents habituellement à Cannes. Les hôteliers cannois accordent aux futurs invités du Festival des réductions sur leurs tarifs habituels. Mais cette bonne volonté ne suffit pas car il existe une difficulté supplémentaire : les conditions de transport ne permettent plus la venue des personnalités françaises et étrangères. Les militaires ont désormais la priorité de déplacement dans les transports publics. Cette situation de crise a également des répercussions sur la vie quotidienne, l'expédition de marchandises et le ravitaillement totalement désorganisés.

Philippe Erlanger commence à envisager l'annulation définitive de sa manifestation notamment lorsque la Préfecture des Alpes-Maritimes et la municipalité cannoise refusent d'apporter de nouveau leur concours « pour un Festival en temps de guerre », déclarent les intéressés. Le Casino municipal a été réquisitionné par l'armée et, pour sa direction, il est impossible de confier l'établissement aux organisateurs du concours cinématographique. Philippe Erlanger, soutenu par Henri Gendre, le directeur du Grand Hôtel, lance une dernière requête au maire Pierre Nouveau. Il informe la municipalité de l'éventualité de programmer le Festival dans une autre ville, par exemple, Versailles ou Biarritz. Les autorités cannoises ne fléchissent pas, la ville étant officiellement liée à la réalisation de la compétition par le contrat signé en 1939. Les organisateurs désirent s'adresser directement au gouvernement, lequel peut imposer sa décision à la municipalité. Vaine tentative car, au mois de mai, les troupes allemandes envahissent le territoire français. Le pays, militairement battu, signe l'Armistice le 16 juin. La défaite, suivie de l'Occupation, contraint à l'abandon définitif du projet cannois. Une compétition artistique, fondée sur la coopération des pays, n'a plus de raison d'être au sein de cette Europe divisée.

Pendant la guerre, toutes les manifestations internationales dédiées au cinéma périrent. Moscou abandonna son festival, Venise devint une rencontre italo-allemande, la France se contente d'un Grand prix d'art du cinéma français... Ce n'est qu'en 1945, que ces compétitions réapparaissent imposant pour leur réalisation des relations pacifiques entre les participants.

Un nouveau départ

En 1945, l'Allemagne et le Japon capitulent. Le débarquement des forces alliées amène à la libération de la France. L'Europe, soulagée mais dévastée, cherche les moyens de se reconstruire. La France quant à elle est considérablement affaiblie. Pourtant, le projet du Festival international du film de Cannes réapparaît rapidement. L'idée a été soumise par Philippe Erlanger à Jean Painlevé, nouveau président de la Cinématographie française. Philippe Erlanger, en raison de ses origines juives a vécu les années de guerre dans la clandestinité. Recherché, il s'est réfugié à Cannes, accueilli par son ami Henri Gendre. D'ailleurs, en 1974, il publie La France sans étoile, récit de ses années passées sur la Côte d'Azur durant le conflit. Il a été contraint de quitter Cannes en raison de la présence allemande dans la région. Il rejoint le Sud-Ouest, traqué par les autorités d'occupation non seulement en raison de ses origines mais aussi avoir été à l'initiative du festival concurrent de Venise.

Réintégrant ses fonctions de président de l'AFAA, il réunit de nouveau l'équipe de 1939 qui avait préparé le Festival. Autour de lui, Suzanne Borel, Henri Gendre, Georges Lourau-Dessus, président des Producteurs de films et Roger Weil-Lorac de la Confédération nationale du Cinéma français ; tous se remettent rapidement au travail car la reprise de la manifestation cannoise reste incertaine à la sortie de la guerre. Le Comité du Festival international de Cannes se réunit le 13 juillet 1945 en accueillant quelques nouveaux membres représentants des métiers du cinéma tels que Georges Sadoul ou Marcel l'Herbier. L'entreprise s'avère difficile car, en 1945, divers problèmes, liés au contexte particulier, se posent à l'organisation et à son nouveau président, Michel Fourré-Cormeray. La France est à reconstruire, les crédits manquent et bon nombre de pays voisins, futurs participants, se trouvent dans la même situation.

À Cannes, les hôtels accueillent encore les GI américains qui se rétablissent de leurs blessures et les vivres sont rares. Le Palm Beach entame sa restauration. La ville conserve les traces des combats ; en août 1944, les Allemands ont détruit une partie du port puis rasé de nombreux immeubles. Quant au Casino municipal, toujours supposé comme lieu de projection, il a été endommagé par les tirs d'obus et de munitions. La municipalité, à ce moment-là, ne possède plus les 600 000 euros indispensables à l'ensemble des réparations. Il faut faire un effort particulier pour l'accueil et l'hébergement des invités ; alors, la ville obtient un emprunt accordé par le Ministère des Affaires étrangères. Mais la somme attribuée n'est pas suffisante. Ainsi, un formidable élan de solidarité se crée autour du projet : les entreprises du bâtiment, les agences immobilières, les chauffeurs de taxi, épiciers, pharmaciens et boulangers de Cannes répondent à l'appel de souscription publique lancé par la municipalité qui parvient bientôt à réunir les crédits nécessaires.

Une fois les problèmes financiers réglés, le ministère des Affaires étrangères envoie les invitations aux pays étrangers notamment aux anciens alliés américains, britanniques et soviétiques. Les mois passent et aucune réponse ne leur parvient ; le doute d'installe à nouveau. Ce retard n'est pourtant pas un signe de refus, il traduit simplement la difficile et lente remise en place des transmissions diplomatiques et la désorganisation des transports. Il en est de même pour l'envoi des films, certains attendant encore les autorisations de sortie ou la fin des tournages.

Le temps presse car, au cours de l'année 1945, le comité apprend que d'autres villes européennes envisagent de créer un festival cinématographie international. Effectivement, Monte-Carlo, Bruxelles et Bâle. D'autant plus que l'Italie a déjà annoncé l'ouverture de la Biennale de Venise  pour septembre 1946. Cannes et son "Festival du monde libre", qui n'a toujours aucun palmarès à son actif, doit désormais faire face à une nouvelle concurrence. Alors l'ouverture de la manifestation française est prévue pour le mois de mars 1946. Mais cette décision, prise en hâte, est remise en question. Le premier Festival de Cannes n'a lieu que six mois plus tard.

Enfin… la première édition

Philippe Erlanger, depuis sept ans, a attendu ce moment avec impatience et ce moment est enfin arrivé. « C'était la première fête que s'offrait le monde dans une sorte d'ivresse, sous un soleil qui ne cessa de briller jusqu'à la mi-octobre », constate le fondateur du Festival avec soulagement. Car, la première édition du Festival de Cannes a bien lieu du 20 septembre au 15 octobre 1946, avec l'accord du gouvernement provisoire du général de Gaulle. C'est avec un grand enthousiasme que les Cannois accueillent la manifestation ; quant au Dr Picaud, alors maire de Cannes, il se dit fier de mettre « sa ville à disposition pour quelques heures de loisirs » et ce, grâce aux efforts et sacrifices des volontaires et bénévoles qui ont cru à la résurrection du Festival.

De nombreuses personnalités assistent à son inauguration ; on rapporte même que le ministre du Commerce a entamé son discours en déclarant « ouvert le premier Festival… de l'Agriculture ». Les festivités débutent dans les jardins du Grand Hôtel où la cantatrice américaine Grace Moore interprète La Marseillaise accompagnée par les quarante Voix d'Antibes. Quelques minutes avant, les Tirailleurs sénégalais et l'Infanterie de Marine ont défilé dans les rues de la ville devant une foule agglutinée sur la Croisette et des vedettes qui assistent au spectacle des terrasses de leurs hôtels. Après un gigantesque feu d'artifice sur le thème "Lumières et fleurs", les invités se pressent autour du buffet et des pistes de danse.

Feux d'artifice, retraite aux flambeaux, corso, lâcher de colombes, batailles de fleurs sur la Croisette, meeting d'aviation à l'aérodrome de Cannes-Mandelieu ou amerrissage d'un hydravion géant divertissent les festivaliers. Entre-temps, on s'adonne aux plaisirs des jeux de casino et, au bord des piscines, la nouvelle mode du maillot deux-pièces lancée par Rita Hayworth fait fureur. Des réceptions sont données dans tous les palaces ; on ne compte plus les dîners en l'honneur de personnalités, les banquets organisés à Cannes et dans les environs, dans des restaurants nichés au creux des roches rougeâtres de l'Estérel ou encore les pique-niques prenant pour cadre la végétation sauvage des Iles de Lérins.

Ce cadre se prête également au concours de beauté avec l'élection de la première Miss Festival, choisie par un jury de personnalités telles qu'Edith Piaf, Michèle Morgan et Jean Cocteau, entre autres. Le Palm Beach organise également un défilé de mode lors de son gala de l'Elégance qui se termine par une soirée dansante à l'ambiance latino-américaine.
Le Comité du Festival, la municipalité et toutes les délégations étrangères organisent de nombreuses manifestations durant toute la durée de la compétition. Parmi les plus prisées, les soirées données par les Mexicains durant lesquelles mets épicés et alcool d'agave remportent un vif succès. Il en est de même pour les fêtes de la délégation soviétique où, là encore, vodka et caviar à discrétion rendent plus agréables la fête, dont l'entrée est réservée aux invités qui épinglent à leur boutonnière un petit drapeau rouge où est inscrit « L'art au service de la paix ». L'ambiance est telle que le préfet se fait voler son képi et une représentante officielle américaine, totalement ivre, faillit tomber de la fenêtre du premier étage.

Cette édition connaît cependant quelques fausses notes dues au manque de temps de préparation. Les projections, qui se déroulent dans le Casino municipal, ne sont pas encore très bien réglées ; le public s'infiltre par les rideaux de côté et sur l'écran, un contre-jour désagréable saisit chaque image du film. L'organisation tâtonne, les invités ne respectent pas les consignes, ce qui provoque quelques situations amusantes. Personne ne respecte les numéros de places inscrits sur les cartons d'invitation, alors un fraudeur entré par les cuisines s'installe à la place de l'ambassadeur de Grande-Bretagne tandis qu'un maître d'hôtel refuse l'entrée d'une réception au ministre des Armées.

Moment d'émotion également quand, le 21 septembre, on apprend la disparition de l'acteur français Raimu. La projection en cours est interrompue pour lui rendre hommage en observant une minute de silence.
Le concours cinématographique reste, quant à lui, organisé selon les mêmes principes que celui de 1939 avec une compétition nationale et internationale et un jury composé des délégués des nations participantes. Les jurés ont comme président Georges Huisman, lequel représente aussi la France en tant que conseiller d'État, directeur de la Censure.

La sélection officielle comprend soixante-huit courts métrages et quarante-cinq longs métrages choisis par les dix-neuf pays présents. Dans une grande majorité, les films en compétition portent en eux le souvenir de la guerre. D'ailleurs, un court métrage inattendu rejoint la sélection au dernier moment ; celui d'Eli Liotar et de Jacques Prévert sur la ville d'Aubervilliers et sa reconstruction d'après-guerre. Les bobines de Rome, ville ouverte (Roma città aperta) de Roberto Rossellini parviennent in extremis à Cannes, les spectateurs applaudissent La Bataille du rail de René Clément, sont émus par Maria Candelaria du mexicain Emilio Fernandez ou séduits par Gilda de Charles Vidor. Et le rideau tombe après la projection de La Belle et la Bête de Jean Cocteau, le 7 octobre à 18h30.
 
Toutes les nations présentes repartent avec un Grand prix et l'on s'accorde à dire que cette édition a été une totale réussite. Pourtant quelques jours avant, des heurts sont venus entraver le bon déroulement de la compétition. Le comité a dû d'abord faire face à un retard de trains qui a différé le début de la compétition ; ensuite, il a dû régler le problème posé par une grève des commerçants cannois qui protestaient contre le caractère gratuit des séances. Enfin, le comité a été confronté à des événements plus graves et inattendus.

L'équipement de la salle de projection a été réalisé dans l'urgence et les vérifications nécessaires à son bon fonctionnement faites à la hâte. La cabine a été oubliée et personne ne pouvait vraiment s'en rendre compte, les assistants du projectionniste recrutés parmi l'équipe de jardiniers de la ville. Ainsi, ce manque de préparation perturbe quelques séances durant lesquelles s'enchaînent les incidents techniques  comme des coupures de courant, des bobines égarées ou inversées durant les projections. Les images du court métrage de Jean Painlevé, Jeux d'enfants, sont projetées en dehors de l'écran, quant au son, il est quasiment imperceptible ce qui contrarie vivement le public. Le chef projectionniste, Pierre Gosselin, se souvient avoir été obligé de proposer une séance supplémentaire à la délégation soviétique pour avoir interverti deux bobines lors de la projection du film de Frederic Ermler, Le Tournant décisif (Veliky perelom).  Satisfaits, « les Russes lui décernent la médaille d'or au service de l'art et de la paix », rapporte le projectionniste. Le problème paraît réglé mais la séance d'un autre film soviétique, La Prise de Berlin de Youli Raïzman, est de nouveau interrompue à plusieurs reprises, cette fois à cause de coupures de courant.  C'est trop pour les membres de la délégation soviétique qui voient dans cet acte « un sabotage » et prévoient de rentrer chez eux.

Ils ne sont pas les seuls mécontents. Le hasard s'acharne puisque la séance du film d'Alfred Hitchcock, Les Enchaînés (Notorious), est également perturbée. Une bobine égarée rend le scénario du film assez imprécis et les spectateurs perplexes devant l'œuvre. C'est maintenant au tour des Américains de se plaindre et d'annoncer leur retrait. Les dirigeants du FIF parviennent à convaincre les deux délégations de la nature accidentelle de ces perturbations. Entre les deux puissances, la méfiance s'installe et les divers problèmes politiques internationaux à venir amplifieront les tensions. Malgré ces quelques incidents, la première édition du Festival obtient un important succès. La presse n'est pas convaincue au début des festivités mais, le jour de la clôture, elle reste sur une bonne impression. Contre toute attente, la presse italienne reconnaît même que « Cannes est devenu le nombril du monde de la pellicule ». Le critique André Bazin constate lui que « le festival a été le meilleur endroit pour se faire une idée de la production mondiale ». Les délégations étrangères sont unanimes, souhaitant participer au concours lors de la prochaine édition. Les organisateurs savourent leur succès annonçant que le Festival de Cannes « a supplanté Venise ». Cette première édition du Festival de Cannes doit en partie sa réussite à la qualité de ses sélections. Des grands noms du cinéma restent désormais inscrits dans l'histoire de la manifestation comme Roberto Rossellini et son néo-réalisme, Walt Disney, Billy Wilder, George Cukor du côté américain ou bien encore le Britannique David Lean. La sélection française a obtenu de nombreux prix et révélé au monde, entre autres, le talent de Jean Renoir ou Jean Delannoy. Il reste cependant aux organisateurs un long chemin à parcourir pour imposer le Festival de Cannes comme la plus prestigieuse des compétitions cinématographiques. Car, dans l'immédiate après-guerre, de nombreux Etats producteurs de films créent leur propre festival cinématographique international. En 1946, ces réalisations traduisent en quelque sorte le désir des Etats de se rencontrer dans un monde à nouveau libre. La concurrence est désormais rude entre ces manifestations. Pourtant, au fil des années, et par-delà la multiplication de manifestations identiques, le Festival de Cannes devient un lieu incontournable pour les pays producteurs de films. Les organisateurs et la municipalité unissent leur savoir-faire et leurs efforts.