Le Festival doit promouvoir « le cinéma d'auteur pour grand public », affirment les responsables. Renouer avec le plus grand nombre, soutenir un cinéma de qualité et porter, au devant de la scène internationale, des auteurs de tous les continents aux sensibilités différentes et aux talents novateurs… le Festival de Cannes relève le défi. Les schémas explosent, le cinéma devient une mosaïque et la compétition cannoise veut en révéler les contours.
Le palmarès le plus révélateur ce nouvel état d'esprit reste celui de 1993 avec l'attribution de deux Palmes d'or inédites : pour la première fois à une femme, en l'occurrence à Jane Campion, réalisatrice de La Leçon de piano (The Piano) et pour la première fois également à un représentant de Hongkong, Chen Kaige, auteur de Adieu ma concubine (Bawang Bieji). Sont également récompensés des metteurs en scène venus du continent africain, d'Asie, d'Amérique Latine, des pays de l'Est, nouveaux ambassadeurs du cinéma mondial. La Caméra d'or se démarque également en revenant au réalisateur vietnamien Tran Anh Hung pour L'Odeur de la Papaye Verte. Cette édition si particulière du Festival de Cannes est la première à dépasser les 20 000 participants.
Le début d'ouverture de l'ex-URSS inspire aussi les talents. Les pays de l'Est crèvent l'écran notamment avec un débutant, Pavel Lounguine, qui se révèle au public cannois avec Taxi Blues puis, plus tard, avec Luna Park. Vitali Kanevski, pour Un Certain regard, crée l'événement avec Bouge pas, meurs et ressuscite ; le réalisateur obtient d'ailleurs la Caméra d'or.
Gong LiLe plus éclatant succès durant cette décennie revient sans doute aux réalisateurs asiatiques qui, à ce moment-là, bâtissent leur renommée internationale. Chen Kaige s'empare de la Palme avec Adieu ma concubine (Bawang Bieji), Vivre ! (Huo zhe) et Shanghai triad (Yao a yao yao) de Zhang Yimou font leur entrée au palmarès, Le Maître de marionnettes (Hsimeng Rensheng) de Hou Hsiao-hsien repart avec le Prix du jury et la sélection de Happy together (Cheun gwong tsa sit) ouvre le chemin de la reconnaissance à son réalisateur Wong Kar-wai. Rithy Panh, réalisateur cambodgien, obtient même une mention spéciale pour Les Gens de la rizière (Neak sre).
L'Asie est réellement à l'honneur durant ces années, pour preuve les apparitions de la sublime Gong Li, première étoile asiatique, sont très attendues et donnent désormais un nouveau visage à ce cinéma.
La première édition de la décennie donne le coup d'envoi à un cinéma imaginatif, intense et révolté avec l'inattendu Sailor et Lula (Wild at heart) de David Lynch.
L'édition de 1991 consacre les indépendants américains ; Barton Fink de Ethan et Joël Coen est le premier film, depuis la création du Festival, à obtenir une Palme d'or, un Grand prix de la mise en scène et un Prix d'interprétation masculine. À la suite de ce palmarès, le règlement est d'ailleurs modifié autorisant le cumul d'une récompense importante seulement avec des prix d'interprétation. C'est aussi une édition à l'odeur de scandale avec la présentation du sulfureux Basic Instinct de Paul Verhoeven qui entraîne débat et polémique et qui, en même temps, offre à Sharon Stone une reconnaissance internationale.
Un an plus tard, c'est au tour d'un jeune américain, Quentin Tarantino, de faire parler de lui en présentant en séance spéciale, à minuit, son Reservoir Dogs qui saisit la violence à l'état brut. En 1994, les réclamations vont bon train notamment après les accords du GATT (General agreement on tariffs and trade), quand les firmes hollywoodiennes refusent d'envoyer leurs films à Cannes pour protester contre les quotas d'images que veulent leur imposer l'Europe et la France au nom de l'exception culturelle. Cette année-là, seules de petites productions indépendantes américaines font partie du concours et l'une d'elles remporte la Palme d'or, représentée par Pulp fiction de Quentin Tarantino.
En 1995, le festival parle de son époque ; les films révèlent les préoccupations des auteurs et sortent des conventions. La caméra se fait témoin de l'histoire et de l'actualité par exemple avec Land and freedom de Ken Loach ou La Haine de Mathieu Kassovitz qui se penche sur le phénomène des banlieues et rafle, à Cannes, le Prix de la mise en scène.
Et quand Emir Kusturica reçoit sa deuxième Palme d'or avec Underground, la polémique éclate dans ces années de guerre civile. Cette récompense, à chaud, devient un symbole politique. Accusé d'être pro-serbe, le réalisateur pense même à abandonner le cinéma. Underground dérange et aura du mal, malgré la reconnaissance qu'il obtient à Cannes, à trouver un distributeur aux États-Unis.
Théo Angelopoulos, avec son Regard d'Ulysse (To vlemma tou Odyssea) connaît la même mésaventure outre-Atlantique et manque la récompense suprême cannoise de peu.
Les idées circulent, les thèmes contemporains envahissent les sélections ; le cinéma est vivant et sait réagir aux événements contemporains avec, entre autres, la lutte antiraciste engagée par Spike Lee avec Jungle fever ou la dénonciation de la guerre par Michael Winterbottom avec Welcome to Sarajevo.
Gus Van Sant
Les sélections officielles ne font pas toujours l'unanimité et, parfois, cette absence de consensus porte l'attention du public et des professionnels sur des films présentés hors compétition. À ce titre, The Usual supects de Bryan Singer, To die for de Gus van Sant ou encore Le Confessionnal, bonne surprise du québécois Robert Lepage, créent l'événement.
En 1994, on attend avec impatience le film de Patrice Chéreau, La Reine Margot, et on croit encore plus au sacre d'Isabelle Adjani. Mais c'est Virna Lisi, en larmes, qui obtient le Prix de l'interprétation. Le film ne fait cependant pas l'unanimité.
Certaines éditions couronnent également des œuvres inattendues et singulières comme Le Huitième Jour de Jaco Van Dormael ; son double prix d'Interprétation attribué à Daniel Auteuil et Pascal Duquenne, acteur trisomique, séduisent les festivaliers. Une ovation est également réservée à Microcosmos et aux drôles d'acteurs, version insectes, qui gravissent le tapis rouge à la manière des plus grandes stars.
En 1996, la Palme d'Or se disputera la faveur de trois films ; Secrets et mensonges (Secrets and lies) de Mike Leigh l'emporte devant Breaking the waves de Lars von Trier et Fargo des Frères Coen, films néanmoins primés qui feront le tour du monde et seront classés en tête du box-office sur le continent américain. Au cours de cette édition, un réalisateur finlandais fait également parler de lui ; Aki Kaurismäki n'obtient aucune récompense pour le très apprécié Au loin s'en vont les nuages (Kauas pilvet karkaavat) mais revient six ans plus tard pour décrocher le Grand prix avec L'Homme sans passé (Mies vailla menneisyyttä).
D'autres films créent la surprise en 1998 comme L'Eternité un jour (Mia eoniotita ke mia mera) de Théo Angelopoulos qui enlève au passage la Palme d'or, quatorze ans après sa première sélection à Cannes. La Vie rêvée des anges d'Érick Zonca est récompensé par un double Prix d'interprétation féminine et se retrouve sacré par trois Césars dont celui du Meilleur film. Il reste également une image forte de la cérémonie de clôture, celle de Roberto Benigni, à genoux devant le président du jury Martin Scorsese venant chercher son Prix du jury pour La Vie est belle (La Vita è bella), film qui a été sélectionné à la dernière minute pour la compétition cannoise.
À côté de ces films-surprises aux carrières surprenantes, on trouve aussi ceux qui ne feront jamais partie des sélections ; les producteurs du Jurassic park de Steven Spielberg refusent la séance spéciale proposée par les responsables cannois par crainte de rater le lancement du film. D'autres œuvres sont mise de côté comme Quatre mariages et un enterrement (Four Weddings and a funeral) de Mike Newell ou Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet car ces films « n'ont pas besoin de Cannes », assure Gilles Jacob.
Le Festival de Cannes a grandi, a pris de l'ampleur et de l'assurance ; il fête en 1997 son cinquantième anniversaire et, à cette occasion, il s'offre une sélection riche et diverse, manquant cependant d'un peu d'humour, diront les commentateurs. La présidente Isabelle Adjani et son jury offrent le Prix du 50e anniversaire du Festival à Youssef Chahine pour son Destin (Al Massir) et pour l'ensemble de son œuvre ; le réalisateur égyptien a présenté son premier film à Cannes en 1952 ! Pour l'attribution de la Palme d'or, les jurés ne se mettent d'accord qu'à la dernière minute et, faute de compromis, l'attribuent à deux films : Le Goût de la cerise (Ta'm e guilass) de Abbas Kiarostami et L'Anguille (Unagi) de Shohei Imamura. Ces récompenses ouvrent la voie de la reconnaissance au cinéma iranien et confirment le talent du grand maître japonais qui a déjà remporté ce prix en 1983.
Sean Penn et Robin Wright
Les Américains ne repartent pas les mains vides ; The Ice storm de Ang Lee obtient le Prix du scénario et She's so lovely de Nick Cassavetes remporte le Prix d'interprétation (Sean Penn).
Les autres récompenses sont partagées entre le Canada et Hong Kong avec respectivement De beaux lendemains (The Sweet hereafter) de Atom Egoyan et Happy together (Cheun gwong tsa sit) de Wong Kar-wai, film traitant de l'homosexualité et qui reste l'une des véritables surprises sur la Croisette.
En montrant du doigt la crise sociale, le cinéma européen est également mis à l'honneur avec Western du réalisateur français de Manuel Poirier et Ne pas avaler (Nil by mouth) du britannique Gary Oldman.
L'événement se fait également autour de l'attribution de la Palme des Palmes. Celle-ci est décernée à Ingmar Bergman, pour l'ensemble de son œuvre, par un jury de réalisateurs ayant déjà obtenu la fameuse récompense.
Avec ses cinquante années d'existence, le Festival de Cannes peut dresser son bilan. De la première édition, en 1946, à 1997, 1 289 films ont fait partie de la sélection officielle. Les États-Unis, suivis de la France, ont présenté le plus grands nombre de films et remporté le plus de récompenses. Au-delà de ces symboles, le Festival de Cannes a permis à 94 pays de participer au plus grand concours cinématographique international et, au fil du temps, à révéler des talents méconnus venus des quatre coins du monde.
La compétition azuréenne a subi une inflation de nouveaux films, laquelle a su prouver la vitalité du cinéma et surtout l'intérêt pour un cinéaste et ses producteurs d'être présents dans un festival de cette envergure.
Le but de la manifestation est de participer à la promotion d'œuvres diverses. Au cours des cinquante éditions du Festival, l' « effet Cannes » a pris de l'importance et de l'ampleur. Le Festival de Cannes a parfois connu quelques vicissitudes mais son parcours garde une cohérence, donnée en grande partie par ses dirigeants expérimentés. Leur stabilité les a aidés dans leurs décisions ; ils ont conscience des problèmes et des besoins du concours et ont pu apporter leur contribution à sa construction afin qu'il devienne aujourd'hui l'événement artistique le plus médiatisé du monde et le plus important en nombre de participants. Car, malgré l'emprise de l'État sur la manifestation, les changements de gouvernements ou de régimes dans certains pays n'ont laissé que peu de traces sur la direction du comité.
Dans les années 2000, des modifications notables interviennent au sein du bureau. Gilles Jacob, après vingt-trois ans de service en qualité de délégué général, remplace Pierre Viot à la présidence. Il s'entoure de Thierry Frémeaux, responsable artistique et de Véronique Cayla, directrice technique, laquelle laisse sa place en septembre 2005 à Catherine Démier.
Tous l'ont bien compris : le Festival de Cannes doit favoriser la mise en relation des professionnels du cinéma. Ceux-ci y défendent leurs intérêts et, à ce titre, tiennent une place particulière au sein du concours. Ils forment la chaîne nécessaire à la réalisation d'un film, de sa production à sa réalisation, de son exploitation nationale à sa diffusion internationale, de son évaluation par les critiques à l'accueil du public. Cet ensemble, en mouvement, agit sur le concours et son évolution.
Le Festival de Cannes, en tant que plus grand concours cinématographique du monde subi parfois des influences extérieures, conséquences des grands conflits ou accords internationaux. Les menaces quotidiennes d'alertes à la bombe ou d'attentats lors de l'édition de mai 2002, juste après les événements du 11 septembre aux États-Unis, constituent un exemple édifiant des répercussions des tensions sur la manifestation.
La diplomatie s'immisce de temps en temps dans les sélections dans lesquelles quelques traces de politique étrangère sont présentes notamment en 2004 avec la récompense attribuée à Michael Moore pour Fahrenheit 9/11, film qui défend la position de la France dans le conflit irakien, en critiquant sévèrement la stratégie américaine.
Le Festival de Cannes, certes, ne peut se protéger de tout. Il sert cependant aujourd'hui les intérêts de la France et au-delà, ceux de l'Union européenne. La construction de l'Europe est loin d'être achevée pourtant, en matière de manifestations internationales dédiées au Septième art, le continent a gagné le pari. Les trois plus importants festivals du monde se trouvent en Europe. Grâce à leurs différences, Cannes, Venise et Berlin semblent aujourd'hui avoir trouvé leur place. Ils ont réfléchi au fil des ans les espérances du cinéma en décrivant un monde fragile et en mal d'unité. L'édition cannoise de 2002 en atteste avec la sélection d'un film palestinien et d'un film israélien, alors que les tensions entre les deux peuples étaient vives. Le Festival de Cannes a soufflé ses soixante bougies en 2007 et continue à gagner un peu plus de liberté à chacune de ses éditions.