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Les années 80 : l'ouverture aux nouveaux médias

Le contexte international, marqué par la chute du mur de Berlin ou l'éclatement du bloc soviétique, donne à la nouvelle équipe du Festival (mise en place entre 1978 et 1984) l'occasion d'affirmer la manifestation.

Une page d'histoire semble à ce moment définitivement tournée, le Festival de Cannes fête ses quarante ans et suit obstinément l'air du temps, confirme et découvre des talents. Avec l'arrivée de Pierre Viot et de Gilles Jacob à la tête de la manifestation, le concours s'harmonise et estompe les clivages entre tradition et modernité. En résulte une intransigeance sur la qualité des films sélectionnés. Le Festival contemporain est en train de naître.

Une tribune cinématographique

Le Festival, par sa renommée, a servi de tribune à de multiples revendications et exigences venues des créateurs de films. Dans les années 80, il acquiert une nouvelle dimension en présentant des films étrangers interdits d'exportation en compétition. Les barrières diplomatiques explosent, le Festival s'engage à défendre la liberté d'expression des auteurs.

Certaines éditions restent tout de même animées, les contestations toujours présentes. La première édition de la décennie n'échappe pas à la règle avec des producteurs français mécontents qui se plaignent d'un jury « trop anglo-saxon » ; tandis que la Grande-Bretagne et l'URSS n'ont aucun film en sélection officielle. Seul Andrei Tarkovski présente Stalker pour l'ouverture mais, une grève des techniciens interrompt la projection et le Palais se vide rapidement. Il y a aussi la grogne des producteurs indépendants américains lesquels déplorent le peu de considération que le Festival leur prête ; déçus, ils menacent de ne plus venir à Cannes et annoncent leur intention de créer un marché du film à Los Angeles.

En 1983, le palmarès fait l'objet de vives critiques. D'abord, les jurés veulent accorder deux Palmes d'or ; ils finissent par s'entendre pour La Ballade de Narayama (Narayama-bushi-ko) de Shohei Imamura. En revanche, ils décernent un Grand Prix du jury « de même valeur que la Palme », déclarent-ils discrètement. Enfin, ce même jury invente à la dernière minute un Grand Prix du cinéma de création décerné à L'Argent de Robert Bresson et à Nostalghia d'Andrei Tarkovski. Ce flou diplomatique déchaîne ainsi les passions.

Les Américains font également parler d'eux : Bob Fosse, réalisateur de Que le spectacle commence (All that Jazz), ne se déplace pas pour venir chercher sa Palme d'or, Sylvester Stallone, Steven Spielberg et Martin Scorsese annulent leur voyage par crainte du terrorisme. Autre mésaventure pour Nagisa Oshima qui présente Furyo (Merry Christmas, Mr Lawrence) en compétition ; un journaliste lui annonce par erreur qu'il a obtenu la Palme d'or et le cinéaste part fêter l'événement.

Pressions, critiques, anicroches en tout genre… certes, le Festival de Cannes, en tant que plus grand concours cinématographique du monde, ne peut se protéger de tout  mais son image se transforme quand la France s'affiche et revendique son statut du pays des Droits de l'Homme et de la Liberté.

La compétition officielle du Festival de Cannes, au cours des années 1980, donne à tous les auteurs le droit de s'exprimer librement. Les Palmes d'or attribuées représentent assez bien les nouvelles tendances cinématographiques comme celle d'Andrzej Wajda pour L'Homme de fer (Czlowiek z zelaza) ou d'Émir Kusturica avec Papa est en voyage d'affaires (Otac na Sluzbenom putu).

Les deux Palmes d'or de 1982 consacrent des films qui dénoncent les régimes dictatoriaux : Missing (Porté disparu) de Costa-Gavras sur les horreurs du coup d'État chilien et Yol (La permission) de Yilmaz Güney sur le régime turc. Le film américain provoque une vive polémique dans son pays. Quant à Yol, il a été réalisé dans la clandestinité, son réalisateur a dirigé le film de sa cellule. Lors de sa projection à Cannes, Yilmaz Güney s'est évadé de prison. À l'annonce de sa récompense, les autorités turques réclament l'extradition immédiate du réalisateur ; quelque temps plus tard, elles le destitueront de sa nationalité.

En 1987, le quarantième anniversaire de la manifestation offre au Festival l'une de ses plus grandes éditions. Le jury présidé par l'acteur Yves Montand récompense Le Repentir (Pokayaniye) de Tenguiz Abouladze depuis peu libéré par la perestroïka et Yeelen (La Lumière) de Souleymane Cissé qui consacre le cinéma africain.
C'est une année riche en sélections, une année de qualité et de diversité avec entre autres Wim Wenders, Stephen Frears, Paul Newman, Peter Greenaway, Ettore Scola, les Frères Taviani, Nikita Mikhalkov et hors compétition, Woody Allen et Federico Fellini. La soirée de clôture reste aussi dans les mémoires avec une Palme d'or française très controversée. Maurice Pialat reçoit la récompense suprême pour Sous le soleil de Satan ; sur la scène, le cinéaste, poing levé, répond aux sifflets du public par une apostrophe devenue célèbre : "Vous ne m'aimez pas ! Je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus !".

Stephen Frears
Stephen Frears

Les années 1980 sont également celles des découvertes et des consécrations avec le couronnement d'Akira Kurosawa pour Kagemusha, l'ombre du guerrier, l'hommage à Ken Loach pour Regards et sourires (Looks and Smiles), la surprise des Monthy Python avec leur Sens de la vie (Monty Python's the meaning of life) mais aussi la reconnaissance de Stephen Frears pour Prick up your ears et Spike Lee pour Do the right thing.

Le concours révèle de jeunes réalisateurs engagés, quelques années auparavant, dans la Quinzaine : Jim Jarmusch est primé pour Mystery train tandis que Wim Wenders entre dans la légende des Palmes d'or avec Paris,Texas, l'une des récompenses les plus applaudies par le public.
Cette époque reste aussi celle des grands retours avec notamment Jean-Luc Godard, absent de Cannes depuis vingt ans, qui réapparaît dans la sélection officielle. En 1985, quelques rumeurs lui attribueront prématurément la Palme d'or pour Détective. Hélas pour lui, il n'obtient aucun prix au cours de cette édition ; six fois en compétition, il n'a été récompensé qu'une seule fois, en 1982, par le Prix de la Commission supérieure du cinéma attribué à Passion.
Un cas singulier se matérialise également en la personne de Woody Allen. Le cinéaste new-yorkais marque son empreinte sur le Festival en présentant, entre autres, La Rose pourpre du CaireHannah et ses sœurs ou Radio days, mais toujours hors compétition et sans jamais faire le déplacement. Il ne viendra à Cannes qu'une dizaine d'années plus tard.

Le cinéma français fait à nouveau parler de lui durant la décennie. Les trois films sélectionnés en 1986 bouleversent les festivaliers ; la relation troublante de Charlotte Rampling avec son chimpanzé dans Max mon amour de Nagisa Oshima provoque un scandale sur la Croisette tandis que Bertrand Blier avec Tenue de soirée et Alain Cavalier avec Thérèse séduisent les spectateurs et le jury qui d'ailleurs, dans le palmarès, n'oublie pas de souligner leur talent.

Le cinéma spectacle s'installe sur les écrans cannois. Les avant-premières sont désormais de rigueur pour la soirée d'ouverture ; la légende d'E.T. de Steven Spielberg commence ainsi à Cannes ; Le Dernier Empereur de Bernardo Bertolucci fait sensation et Le Grand bleu de Luc Besson commence ici sa brillante carrière ; il obtient en France l'un des records d'entrées avec plus de neuf millions de spectateurs.

Cinéastes méconnus ou confirmés, redécouverts et venant de tous les horizons… les sélections du Festival des années 1980 sont quelquefois celles de la violence, parfois celles de la réflexion ; mais ces sélections restent en priorité composées de films aux thèmes contemporains qui témoignent de la nouvelle mission de la manifestation cannoise. L'arrivée de nouveaux hommes puis, en 1984, le départ de Robert Favre Le Bret après plus de trente ans de règne, marquent symboliquement et définitivement la fin d'un festival, la fin d'une époque.

Une image transformée

Le Festival de Cannes des années 80 accueille une nouvelle équipe. Gilles Jacob est nommé délégué général adjoint en 1976, il seconde Maurice Bessy dans sa tâche et lui succède après l'édition du Festival de 1977.

Dès son arrivée, Gilles Jacob montre son efficacité ; il choisit des films représentatifs de ce changement de génération comme Au fil du temps (Im Lauf der Zeit) de Wim Wenders. Le comité refuse de le sélectionner en raison de scènes difficiles. Gilles Jacob parvient néanmoins à l'imposer ; « c'est à partir de là que le Festival va évoluer », dira plus tard Gilles Jacob. L'action de Gilles Jacob est soutenue à partir de 1984 par Pierre Viot, le nouveau président. Chacun a un rôle précis, Gilles Jacob se consacre à la sélection des films ; Pierre Viot s'occupe de la gestion ; ils trouvent « une sorte de parfait équilibre entre l'audace et la tradition », pensent alors les critiques cinématographiques.

En entrant en fonction, la nouvelle équipe définit les rôles de la compétition : le Festival de Cannes doit découvrir des talents, aider une carrière à se construire ou relancer des cinéastes. Il doit refléter toutes les cinématographies en protégeant la liberté d'expression pour promouvoir le cinéma dans sa totalité.

Le Festival se fait aussi le porte-parole de la défense des Droits de l'Homme et du Citoyen tels qu'ils ont été envisagés en 1789. Ainsi, à partir de 1989, la manifestation cannoise s'associe à la commémoration de leur déclaration.

Emir Kusturica
Emir Kusturica

Lors de cette édition, se déroule à Cannes la première rencontre Cinéma & liberté qui réunit une centaine de réalisateurs du monde entier. Ils participent à un grand débat pour célébrer la chute du mur de Berlin et l'anniversaire de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Les auteurs engagent une réflexion sur la liberté d'expression et les moyens à mettre en œuvre pour que tous les pays puissent y accéder. Entre autres, Théo Angelopoulos, Bernardo Bertolucci, Yves Boisset, Youssef Chahine, Jerry Schatzberg, Wim Wenders, Emir Kusturica, Ettore Scola… signent une déclaration pour protester contre toutes les censures qui existent encore dans le monde.
Le Festival de Cannes est à l'affût de tous les talents de tous les courants : les Philippines, la Chine, Cuba, l'Australie, l'Inde, la Nouvelle-Zélande et l'Argentine, entre autres, font leur entrée dans les sélections. Chaque année, le concours officiel donne à ces cinéastes l'occasion d'accéder à une reconnaissance internationale.

Les enjeux, d'un point de vue artistique ou industriel, sont très importants car le Festival possède le marché du film le plus renommé et le plus grand du monde. Alors, dans les années 80, pour accueillir des participants toujours plus nombreux, la municipalité construit un nouveau Palais, véritable symbole du succès du Festival. L'édifice est mis en service en 1983.

Le nouveau Palais et son marché international

Dès la fin des années cinquante, on a pensé agrandir le Palais des Festivals qui ne répond plus aux énormes besoins de la manifestation. Les crédits manquent et les projets successifs ne se réalisent pas. Les invités du Festival s'arrangent des circonstances ; certains louent, pour travailler, des bureaux, des boutiques ou des chambres en ville.

Pourtant, à la fin des années 70, devant le succès du Festival, l'idée de modifier le Palais est abandonnée ; les responsables savent désormais qu'il est nécessaire d'en construire un autre.

Cet édifice, conçu par Druet et Bennett et achevé en 1983, est réalisé pour 85 millions d'euros. L'ancien Palais des Festivals est rebaptisé Palais Croisette ; le nouveau prend le nom de Palais des Festivals et des Congrès mais il est très vite appelé Bunker par les invités. On lui reproche une architecture froide et massive quasi militaire.

La première séance qui a lieu dans ce nouveau temple du cinéma ne déroge pas à la règle : pas de son, trop de lumière, rideau en panne… un temps d'adaptation est nécessaire aux techniciens pour démarrer la projection du film de Martin Scorcese, La Valse des pantins (The King of comedy), qui finit par avoir lieu dans de bonnes conditions.

Le Palais Croisette accueille encore pour quelques années La Quinzaine des réalisateurs. La municipalité a le projet de le transformer en musée international du Cinéma ; le projet ne voit pas le jour. On prévoit alors un casino mais sans succès. Finalement, ce sont les Services techniques de la ville qui s'y installent. Mais, l'entretien du bâtiment devient cher et sa mise en conformité doit engager de gros investissements. Le Palais Croisette est donc démoli en 1988, son emplacement cédé à une société immobilière.

L'architecture du nouveau Palais est contestée mais ses installations techniques et son espace restent indispensables au développement de la manifestation. En 1980, le FIF accorde 8 000 accréditations ; six ans plus tard le chiffre double. D'autres extensions ont été réalisées permettant au Festival d'accueillir lors de sa dernière édition plus de 30 000 accrédités et 3 000 journalistes et techniciens.

Le grand auditorium Louis Lumière est le cœur du concours. Il peut recevoir 2 400 spectateurs venus assister aux projections de la compétition officielle. À côté, l'auditorium Claude Debussy, où les 1 000 invités sont conviés aux séances d'Un Certain Regard. Il y a également, à tous les étages, de nombreuses autres salles de projection. Les places de l'orchestre sont réservées aux invités les plus prestigieux, le balcon accueille le public. Gilles Jacob évoque avec humour cette situation : « Une fois que vous êtes à l'orchestre, il faut que vous soyez au centre de l'orchestre. Une fois que vous êtes au centre de l'orchestre, il faut être au milieu du centre de l'orchestre. Une fois que vous êtes assis dans votre fauteuil, s'il y a un type deux rangées devant vous que vous considérez comme moins important, alors, votre soirée est gâchée ».

Les vingt-quatre célèbres marches, ornées de leur tapis rouge sont situées à l'extérieur de l'édifice. Un palier intermédiaire a été construit en hâte en 1984 afin d'éviter les dégringolades de stars de l'année précédente. Leur ascension, événement très médiatisé, est devenu un véritable rite cannois. Tout comme la cérémonie de l'empreinte des mains des personnalités, souvenirs en terre glaise ensuite exposés sur le parvis autour du Palais.
En 1986, les organisateurs veulent donner à l'immense bâtiment une dimension plus humaine et conviviale car le nouveau Palais, dont la structure ne fait pas l'unanimité, a contribué au succès de la manifestation. Il a permis d'accueillir des milliers de festivaliers, des centaines de projections, et a  permis l'essor continu du Marché du film, événement sans lequel le Festival de Cannes n'aurait pu rayonner à travers le monde.

En 1980, le moment est venu de donner une véritable structure à ce Marché international du film. L'Association du Festival crée alors le secrétariat général du Marché du film avec, à sa tête, Michel Bonnet et Marcel Lathière. Ces nouveaux responsables prennent très vite conscience des besoins de l'industrie du cinéma. Ils mettent progressivement en place l'organisation de ce marché ; droits d'inscription des films, locations de stands aux professionnels… A la fin de la décennie, le cap des 2 000 exposants et des 600 projections quotidiennes est atteint.

En mai 2000, est créée une  nouvelle extension du Palais des Festivals qui agrandit la zone d'exposition de 7 000 m2 située en bord de mer. Huit nouvelles salles de cinéma voient le jour s'ajoutant aux vingt-deux mises à la disposition des professionnels. Le Marché cannois est aujourd'hui devenu le plus grand marché cinématographique mondial.
Le Festival de Cannes a atteint l'âge de raison. Elle permet à tous les cinémas de qualité d'être représentés et leur donne l'occasion de se faire connaître à l'échelle internationale. Les sélections, les palmarès, les jurys successifs sont ainsi libérés de leurs entraves. Cannes tente l'insolence et l'audace, s'essaie à la nostalgie et ouvre ses portes au renouveau.