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Les années 50 : un festival sur fond de guerre froide

« Développer l'art cinématographique et créer un esprit de collaboration entre les pays » est le but affiché du Festival de Cannes dans les années 50. Et les organisateurs, après la réussite de la première édition, espèrent bien imposer rapidement leur concours.

En réalité, cette période sera avant tout un moment d'apprentissage, car, au-delà des paillettes, le monde divisé par la guerre froide s'affronte à Cannes par films interposés. Le festival français voit même sa survie menacée, concurrencé désormais par une multitude de concours européens ; pour preuves, les éditions de 1948 et 1950 sont annulées et remplacées par des manifestations de moindre ampleur qui n'ont laissé aucune trace. Innovations, adaptations et même improvisations seront nécessaires pour imposer le rendez-vous cannois comme le Festival des festivals.

Le Festival de Cannes dans la cour des grands

Après la guerre, l'heure est à la coopération et à la reprise des échanges d'où l'apparition de nombreuses manifestations internationales, pour la plupart en Europe. Les initiatives ne manquent pas : Cannes et Biarritz (France), Monte-Carlo, Knokke-le-Zoute (Belgique), Locarno (Suisse), Marianské-Laskné (Tchécoslovaquie), Edimbourg (Ecosse), Venise (Italie) puis, plus tard, Berlin (RFA). On a également assisté à la naissance des festivals de Punta del Este (Uruguay), Lisbonne (Portugal), Mar del Plata et Buenos Aires (Argentine), Saint-Sébastien (Espagne), Durban (Afrique du Sud), Cork (Irlande), Manille (Philippines)… Durant un temps, les pays producteurs jouent le jeu en participant à toutes les compétitions pour ne pas froisser les organisateurs. Pourtant, la situation se détériore rapidement : le public confond tous les Grands prix attribués et les producteurs n'arrivent plus à engager des films de qualité dans l'ensemble des concours qui se déroulent quasiment en même temps.

Au cœur de cette profusion de manifestations, il y a le Festival de Cannes. Alors, pour le singulariser face à la concurrence, les organisateurs ont dû trouver des arguments ; leur manifestation ne s'étant pas véritablement imposée en Europe mais ayant plutôt servi d'exemple aux autres pays.
Pour faire face au nouveau contexte européen et tenter de démarquer leur manifestation, le comité cannois étudie l'éventualité de déplacer la compétition dans le temps. Maintenir l'événement au mois de septembre a pour avantage de développer l'activité touristique mais, dernier festival de l'année, les sélections de films deviennent plus difficiles. Le choix se porte sur le mois de mai ; il inaugure la saison des festivals de printemps cependant, ce mois reste celui de la reprise des tournages. D'autant plus que la période estivale qui lui succède n'est pas un moment favorable à la fréquentation des salles de cinéma. On envisage d'attendre septembre pour sortir sur les écrans les films ayant participé au concours. Dès lors, le Festival de Cannes prend ses quartiers au printemps et, en même temps, se démarque des autres concours de cinéma.
Le rayonnement du Festival, en grande partie, a été assuré par la presse du monde entier. Les quelques dizaines de journalistes en 1946 sont rapidement remplacées par quelques centaines seulement trois ans plus tard, la plupart de ces envoyés spéciaux invités par le comité. D'ailleurs le secrétariat de la manifestation chargé des relations presse s'agrandit, mis sous la responsabilité de Louisette Fargette et de Christiane Rochefort.

La télévision s'empare très tôt de l'événement ; Stellio Lorenzi a été le pionnier des animateurs d'émissions sur le Festival en 1952. François Chalais prend la relève, assurant en direct la couverture des éditions où anecdotes, interviews de stars et extraits de films répondent à la curiosité des spectateurs. Au cours des années soixante, le nombre de journalistes augmenta encore pour franchir aujourd'hui la barre des trois mille. Le FIF se trouve alors dépassé par son succès, les 1 500 places du Palais étant en permanence occupées par les représentants de la presse et le public. Ce phénomène se cesse de s'amplifier ; la manifestation cannoise devient l'événement le plus médiatisé au monde juste après les Jeux olympiques.

Au milieu des années 50, le Festival de Cannes s'affirme encore grâce à la création d'un symbole, sa célèbre Palme d'or qui devient peu après un label, une garantie de qualité cinématographique. Au départ, Venise attribue ses Lions de Saint-Marc, Hollywood ses Oscars, Berlin ses Ours… A Cannes, depuis la première édition, on remet un Grand prix, comme dans une majorité de festivals. Les lauréats reçoivent ces récompenses sous forme de sculptures, toiles de maîtres ou simples diplômes.

Il faut attendre 1955 pour que le comité local demande à plusieurs joailliers de dessiner la future récompense. Suzanne Lazon propose un bijou, en forme de palme évoquant à la fois les armoiries de la ville et les arbres de la Croisette. Elle est réalisée en or massif, sa valeur avoisinant 500 000 francs (75 000 euros) et remise pour la première fois à un film américain, Marty, du réalisateur Delbert Mann.
L'organisation du Festival de Cannes progresse durant les années 50 : recherche de qualité et de reconnaissance, règlement remis en question chaque année… Le comité fait face aux problèmes mais ne peut pas tout maîtriser. Car un vent froid souffle sur les palmiers entraîné par les sensibilités américaines et soviétiques qui s'affrontent pendant quinze jours, à Cannes, utilisant comme arme le cinéma.

Contestations sous les palmiers

L'entente internationale de l'après-guerre se termine laissant place à une nouvelle situation de crise. Tout oppose l'Est et l'Ouest qui finissent par s'isoler et renforcer leur camp ; dès lors, la menace d'un nouveau conflit armé réapparaît, ranimée par des conflits localisés qui éclatent sur la scène mondiale. Les tensions s'amplifient, le monde se divise et la survie des manifestations internationales comme le Festival de Cannes se trouve alors menacée. D'autant plus que ce contexte international bouleverse la vie politique française et s'ajoute aux graves problèmes économiques, sociaux et coloniaux que connaît le pays. La vocation universelle du concours s'avère difficile à maintenir durant cette période puisqu'il faut réunir à Cannes les délégués de nombreux pays aux intérêts et idéologies très différents.

À l'intérieur d'un festival « les politiques ne doivent jouer aucun rôle, c'est une simple rencontre d'amis », s'exclame Jean Cocteau. Le président du jury veut ainsi rappeler les règles essentielles du concours aux participants. Car, de nombreuses affaires teintées de diplomatie éclatent tout au long de la décennie, demandant parfois au Ministère des Affaires étrangères d'intervenir.

Michèle Morgan et Robert Mitchum
Michèle Morgan et Robert Mitchum

Par exemple, En 1954, les États-Unis menacent de boycotter le Festival. Tout commence lors d'un pique-nique aux îles de Lérins. Une jeune actrice britannique, Simone Silva, est photographiée, à demi-dévêtue, dans les bras de l'acteur américain Robert Mitchum. Le scandale éclate et la starlette quitte Cannes instantanément. En Amérique l'affaire prend de l'ampleur sous la pression de l'opinion publique. Alors la délégation américaine décide de quitter le Festival. Robert Favre Le Bret, le délégué général, se rend sur-le-champ aux États-Unis pour négocier et persuade les Américains de rester en compétition. Malgré tout, les producteurs interdisent à l'actrice Grace Kelly de participer au Festival « devenu synonyme de débauche », concluent-ils. Peu après, la jeune Simone Silva, se suicide. Les Américains, notamment grâce à l'aide financière accordée à la France, ont bénéficié, durant plusieurs années, de certaines dispositions particulières. Quelques jours avant l'ouverture du Festival, ils ont pris l'habitude d'amarrer leurs navires militaires dans la baie de Cannes et les vedettes y sont invitées. Les Cannois, à de multiples reprises, manifestent contre cette présence militaire qui fait perdre à la ville son attrait touristique au cours de cette fête pacifique dédiée au cinéma.

Cette coutume américaine déplaît également aux pays de l'Est. D'ailleurs, leur participation au Festival de Cannes reste très compliquée en ce début de guerre froide. Ils sont les grands absents de Cannes en 1949, protestant contre les sélections ; selon le règlement, un seul film peut être présenté en compétition par les Soviétiques contre douze accordés aux Américains. Ainsi, ils refusent l'invitation française et militent pour des sélections plus équitables. Leur souhait est satisfait lors de l'édition suivante. Les organisateurs prennent en effet de nouvelles mesures et quelques précautions avec des attributions de prix à des pays différents. Les États-Unis remportent deux récompenses, le Prix du jury et celui de la Meilleure interprète féminine (Bette Davis) mais pour un même film, Eve (All about Eve) de Joseph L. Mankiewicz, tandis que l'URSS reçoit le Prix du décor pour Moussorgski de Grigori Rochal.

Mais ce palmarès équitable ne suffit pas à rétablir les relations avec les représentants soviétiques. Le film de Sergueï Guerasimov et Ivan Dukinsky, La Chine libérée se trouve rapidement au cœur du débat car le comité du Festival décide de retirer l'œuvre de la compétition. Le documentaire soviétique ne traite pas directement du conflit, mais il reste dévoué à la gloire d'un peuple que les Occidentaux combattent en Indochine. Les membres de la délégation de M. Semenov s'opposent à cette décision mais les organisateurs restent fermes. Les représentants des pays de l'Est quittent immédiatement Cannes ; ils ne réintègrent le concours que deux ans plus tard. D'ailleurs, en 1958, le Festival de Cannes met le cinéma soviétique à l'honneur : Tatiana Samoïlova, jeune comédienne, est la vedette de cette édition et le film qu'elle défend, Quand passent les cigognes (Letiat Jouravl) de Mikhaïl Kalatozov, repart avec la récompense suprême, seule Palme d'or jusqu'à aujourd'hui attribuée à l'URSS.

Pour éviter tout problème quant au choix des sélections, les organisateurs ont prévu dans le règlement de la manifestation un article autorisant, dans certaines conditions, le retrait d'un film. Cette mesure de précaution devient au fil des éditions un sujet de discorde entre les participants. Les derniers jours de la censure.

L'article du règlement du Festival de Cannes établi pour éviter tout incident diplomatique a eu en réalité l'effet contraire. L'affrontement des Blocs accentue les sensibilités et le domaine cinématographique devient un terrain de conflit. Pour cette raison, le comité a eu recours à cet article onze fois au cours des années 50. L'édition de 1956 connaît six cas de censure ; elle montre ainsi les défauts de l'organisation du Festival et accélère la suppression de la censure dans les sélections cannoises.

De nombreuses affaires concernant les retraits de films ont secoué le Festival comme en 1955, quand le producteur japonais, Masaichi Nagata, confie à un quotidien : « Je hais la France ». Réaction immédiate du comité qui écarte ses films, Les Amants crucifiés (Chikamatsu monogatari) et Princesse Sen (Senhime), de la compétition. La même année, le film d'Otto Preminger, Carmen Jones, connaît le même sort. Cette version de Carmen interprétée par des acteurs noirs déclenche une vive polémique au sein du Festival. L'éditeur de la musique fait savoir au comité qu'il ne donne pas son accord pour la projection. Le comité parvient à négocier une séance, à titre exceptionnel, lors de la soirée de clôture. Mais ce sera la seule projection en France durant ces années car le film reste interdit jusqu'en 1981.

En 1956, c'est le mécontentement général car neuf pays se retrouvent impliqués dans des affaires de censure. Les Britanniques retirent un film pour de pas froisser la délégation japonaise, la Finlande ménage les Soviétiques, la Pologne accepte le retrait demandé par l'Allemagne de l'Ouest, celle-ci réclamant la même chose de la Norvège, la Yougoslavie et de la France pour le film d'Alain Resnais Nuit et brouillard. Tous les pays impliqués admettent la règle du jeu du Festival de Cannes.

Le comité examine ensuite le cas du seul film allemand en compétition Ciel sans étoiles (Himmel ohne sterne) de Helmut Kaütner et décide de le retirer car l'œuvre dénonce les problèmes d'un pays divisé et plaide pour sa réunification. Les délégués allemands contestent la décision et quittent immédiatement Cannes. Par l'intermédiaire des médias, l'affaire prend de l'ampleur ; on accuse bientôt le comité d'avoir censuré le film allemand en représailles au retrait de Nuit et Brouillard.

Après quelques jours d'agitation, le calme finit par revenir à Cannes. Ce moment ne sera que de courte durée car le film d'Alain Resnais sur les camps de déportés, à la surprise générale, ne réintègre pas le concours. Une décision du secrétaire d'État à l'Industrie et au Commerce, Maurice Lemaire, en accord avec le Ministère des Affaires étrangères, maintient le film hors de la sélection en raison de la violence des images « qui pourrait choquer la sensibilité du public », déclare-t-il officiellement.

Dès lors, des associations de déportés, certaines organisations de Résistance, des personnalités cannoises ainsi que le Parti communiste se réunissent en comité et décide d'organiser une grande manifestation. Par solidarité, des responsables du Festival menacent de démissionner. Ce mouvement oblige les autorités à se soumettre. Le film obtient une autorisation pour être présenté "hors programme" dans la grande salle du Palais ; il reçoit une véritable ovation.

Un autre film français subit le même sort, en 1952, quelques années auparavant ; il s'agit de Jeux interdits de René Clément. Prévu pour la sélection officielle française, il fut jugé « trop sinistre » par les ministères et se trouve exclu du concours. Après protestation, il est projeté dans un cinéma de Cannes, hors Festival.

Le déroulement de l'édition de 1956 encourage les responsables à réfléchir sur l'organisation de la manifestation cannoise « qui ressemble de plus en plus à l'ONU », lit-on dans les journaux. Ainsi, l'article autorisant les participants à censurer un film sélectionné sera définitivement retiré du règlement. Dès lors, le Festival entre dans une nouvelle période, où le souci de qualité cinématographique prend le pas sur les préoccupations diplomatiques. Le résultat est notable puisque très peu de protestations étrangères se manifestent après 1956. Malgré les scandales, le Festival de Cannes continue à bâtir sa légende, cette « atmosphère cannoise » que les autres manifestations lui envient.

Une ambiance unique et inégalable

Toutes les délégations étrangères se plient aux coutumes cannoises : après les projections, chacune organise sa réception en rivalisant d'originalité pour mettre en place la plus éclatante soirée du Festival. Celle d'Unifrance Film en 1955 reste encore dans les mémoires avec une dînette rustique dans une auberge où plus de mille invités ont pu apprécier le charme provençal. En 1956, Unifrance demande même à la Marine nationale d'organiser une réception dans l'un de ses bâtiments, le Jean-Bart ; les responsables militaires jugent le cadre inapproprié à la fête alors que sur l'autre rive de la Méditerranée, en Algérie, les soldats prennent part aux combats.

Chaque année, toutes les vedettes et les personnalités attendent impatiemment le pique-nique des îles de Lérins, attraction très appréciée et incontournable avec sa soupe de poissons et sa partie de pétanque. En 1960, une soirée grecque conclut la projection de Jamais le dimanche de Jules Dassin. Les convives profitent alors des 500 bouteilles d'ouzo et 5 000 verres à casser.

Pour l'ensemble des ces manifestations, le comité et Unifrance Film, association de producteurs, choisissent distinctement les invités. Les vedettes françaises et étrangères sont particulièrement recherchées, leur présence perçue comme essentielle aussi bien pour le succès des films que pour celui du Festival. Pour la promotion, l'organisation du Festival installe chaque année un stand à l'intérieur du Palais où sont proposées photographies d'acteurs et de réalisateurs, scénarios de films… Des photographies de stars sont également en vente dans différentes boutiques de Cannes ou affichées dans les établissements à la mode tels que le Carlton, le Blue Bar ou le Félix. Pourtant, il n'est pas toujours facile de convaincre les vedettes de participer au Festival, d'autant plus que le mois de mai est celui du tournage des films. En revanche, les actrices débutantes espèrent être invités à Cannes ; certaines vont essayer de se faire connaître et c'est ainsi, que dès 1947, les starlettes occupent le devant de la scène.

Brigitte Bardot en 1954 ©Traverso
Brigitte Bardot en 1954 ©Traverso

Louise Carletti a été la première à faire parler d'elle, portée, en maillot de bain, par Jacques Ervin et Alain Cuny. Martine Carol, déjà célèbre, pose également sur la plage pour les photographes. Le phénomène est lancé dès les débuts du Festival de Cannes. De nombreuses jeunes filles tentent leur chance notamment Brigitte Bardot, découverte à Cannes en 1956 ; elle ne revient que onze ans plus tard estimant que le Festival l'a lancée « par hasard, faute de grives ». Brigitte Bardot devient pourtant un modèle et amplifie le phénomène cannois. Certaines d'ailleurs parviennent à se faire remarquer lors de leur passage comme Myriam Bru, qui épouse en 1967 l'acteur allemand Horst Buchholz, Nadine Tallier devient Madame de Rothschild, Carla Marlier, traverse la Croisette en chameau ou Stella di Ambra qui sort du Carlton en monokini. Il y a également une autre reine d'un jour avec l'élection de Miss Festival organisée par la revue Cinémonde. La présence de toutes ces invitées inattendues apporte à la manifestation une certaine publicité. Mais ses lettres de noblesse, le Festival les acquiert grâce aux sélections de films qui permettent de découvrir de nombreux talents à travers le monde.

Découvertes et révélations du cinéma contemporain

La première édition du Festival de Cannes fait découvrir au monde entier le cinéma italien et son néoréalisme quand Roberto Rossellini obtient une récompense pour Rome, ville ouverte. Heureuse et étonnante révélation car, lors de sa projection à Cannes, les spectateurs ne sont pas au rendez-vous ; le réalisateur se souvient, avec son frère, « d'avoir été pratiquement seuls dans la salle ». Face à ce souffle italien, le cinéma français prépare sa « révolution artistique » dirigée par de jeunes cinéastes.

Les organisateurs cannois tentent une première fois de suivre cette tendance en 1958 en sélectionnant Le Beau Serge, film de Claude Chabrol qui symbolise le début de la Nouvelle Vague. Mais l'État choisit à la place un film traditionnel, L'Eau vive de François Villiers, qui met en valeur la modernité des équipements publics français et atteste de l'avancée technologique du pays.

Au départ, les responsables ministériels chargés des sélections ne voient  pas d'un très bon œil l'arrivée de cette nouvelle génération de cinéastes. Pourtant, les films des jeunes auteurs prennent rapidement de l'ampleur et les officiels sont contraints d'accepter et de considérer ces œuvres désormais représentatives de l'évolution du cinéma français.

Les autres pays invités connaissent aussi, après la guerre, un renouveau au sein de leur production. Le cinéma américain, en même temps que sa « chasse aux sorcières », multiplie les genres et les remet au goût du jour, le courant vériste du cinéma italien se fait connaître, l'art japonais se révèle. Le cinéma soviétique connaît une lente évolution, quant aux réalisateurs allemands, ils ressassent inlassablement des épisodes de la Seconde Guerre mondiale.

Le Festival de Cannes a participé, comme d'autres rencontres cinématographiques internationales, à la découverte de cinémas encore méconnus et non exploités en Europe. Il permit à beaucoup de films, d'auteurs et d'artistes d'accéder au succès parfois même à la consécration. Le cas le plus significatif est sans doute l'attribution de la plus haute récompense en 1958 au film soviétique de Mikhaïl Kalatozov, Quand passent les cigognes, vu par plus de cinq millions de spectateurs français et qui reste jusqu'à aujourd'hui la seule Palme d'or soviétique.

« Sans Cannes, le public européen ignorerait Los Olvidados », constate le critique André Bazin en 1952. Il en est de même pour les œuvres de deux importants pays producteurs de films, le Japon et l'Inde, participant très souvent au concours cannois. Ces rencontres internationales ont éclairé des talents méconnus, sans doute passés inaperçus sans ce coup de projecteur azuréen. Les palmarès cannois sont véritablement éloquents ; aujourd'hui encore, au moins pour les grands prix, les films récompensés font partie des chefs-d'œuvre mondiaux ; les auteurs, quant à eux, sont reconnus comme grands maîtres du Septième art. L'innovation technique est également mise à l'honneur dans le courant des années 50. Le développement des films en couleurs et l'élargissement de l'écran (Cinémascope) donnent de nouveaux attraits au cinéma, concurrencé désormais par la télévision. Au Festival, c'est l'URSS, en 1939, qui présente le premier film en couleurs. Pour les sélections françaises, on doit attendre 1954, année qui marque aussi la sélection du premier film en relief présenté à Cannes. En 1955, le procédé de la colorisation entre dans le domaine public pourtant, les films en noir et blanc restent majoritaires. La première édition cannoise à présenter la totalité des sélections officielles en couleurs est celle de 1970.

Noir et blanc ou couleurs, courts ou longs métrages… les sélections se composent de nombreux et divers talents officiellement reconnus grâce à l'obtention d'un prix. Les jurys successifs du Festival, pour établir le palmarès, doivent appliquer des règles strictes d'impartialité et d'équité absolue. Pourtant, lors de certaines éditions, l'originalité des prix, les improvisations, les arrangements de dernière minute ou les compromis diplomatiques font naître quelques doutes sur l'objectivité des critères menant à l'attribution des récompenses.

Palmes d'or artistiques et diplomatiques

Dès 1947, les règles du Festival de Cannes changent ; le jury est exclusivement composé de personnalités françaises, quant à la compétition, elle devient réellement internationale ; toutes les sélections se disputent un seul Grand Prix et quelques récompenses secondaires. Les pays participants doivent accepter cette nouvelle règle du jeu qui ne permet plus à tous de recevoir un prix. Alors, les mécontentements s'amplifient, d'autant plus que la situation internationale, fortement troublée, amène aux règlements de comptes.

« Couronnez un Américain, vous êtes vendu à l'Amérique. Couronnez un Russe, vous êtes communiste », déclare Jean Cocteau, président du jury en 1957, après la polémique déclenchée par l'attribution de la Palme d'or à l'Américain William Wyler pour La Loi du Seigneur (Friendly persuasion). Les choix des jurés sont condamnés à l'avance car, nommés par l'État, ils sont généralement issus des milieux littéraire et politique.

Pour apaiser la situation, les responsables cannois, en 1955, nomment un jury composé de personnalités étrangères et appartenant aux métiers du cinéma. Néanmoins, il faut attendre 1962 pour que la présidence du jury soit accordée à une personnalité étrangère en l'occurrence l'ancien directeur de la Télévision japonaise Tetsuro Furukaki.

Les protestations ne cessent pas pour autant et certaines affaires éclatent au cours de la décennie. Par exemple en 1960, Georges Simenon menace de démissionner si La Dolce vita de Federico Fellini n'obtient pas la Palme d'or. Après de vives discussions et pour empêcher le départ de l'écrivain, le film reçoit cette récompense.

Si les compétences artistiques des jurés appartenant au monde des Lettres sont mises en doute, on s'interroge également sur celles des représentants de l'État. On leur reproche d'élaborer le palmarès selon une habile cuisine diplomatique.

En 1954, trois membres du jury décident de lever le voile sur le secret de l'élaboration du palmarès. L'affaire se crée autour de la sélection du film de René Clément Monsieur Ripois qui défend les couleurs britanniques dans la compétition alors que le metteur en scène est français. Malgré les contestations, le film est donné comme grand favori. Pourtant, il ne remporte qu'un Prix spécial du Jury. Le problème est que ce prix a été créé lors des délibérations finales, à la dernière minute, et accepté par un jury résigné. Ainsi, ces agissements conduisent les jurés André Bazin, Georges Lamousse et André Lang à s'élever contre ce genre de pratique dictée par des courants souterrains politiques, diplomatiques et financiers.

Il faut donc composer, trouver un équilibre, s'arranger des circonstances… et chaque jury essaye ses méthodes, aidé par un règlement qui lui laisse une grande marge de manœuvre dans l'attribution des prix. Sous l'influence des académiciens, les prix ont eu des dénominations originales. On distribue le Prix du divertissement, du Documentaire romanesque, du Film le mieux raconté par l'image ou de l'Humour poétique, récompense créée pour Sourires d'une nuit d'été d'Ingmar Bergman. Le Festival fait donc des prix sur mesure comme ceux du Film légendaire, du Film d'explorateur et du Film lyrique, spécialement conçus pour une œuvre en particulier et toujours en dehors du règlement. La fantaisie des dénominations des prix suscite de nombreuses critiques, alors dès 1954, on revient à un palmarès plus classique par souci de professionnalisme.

Primés ou pas, les films sélectionnés en compétition au cours des années 50 ont réalisé de grands parcours et, pour beaucoup d'entre eux, ont accédés au rang de chefs-d'œuvre. D'ailleurs, les records d'entrées d'un film du Festival dans les salles françaises a été établi par le dessin animé Les Aventures de Peter Pan (Peter Pan) de la maison Walt Disney, vu par plus de sept millions de spectateurs et, pour un film français, au Salaire de la peur d'Henri-Georges Clouzot qui d'ailleurs obtient le Grand Prix.

Les Palmes d'or de la décennie ont eu un très grand succès, réalisant lors de leur sortie de deux à six millions d'entrées. Les autres films primés de cette période ont attiré également un large public comme Fanfan la Tulipe de Christian-Jaque ou encore Du rififi chez les hommes de Jules Dassin. Plus surprenant encore, les films français non primés à Cannes ont aussi connu une grande carrière par exemple celui de Jacques Tati, Les Vacances de Monsieur Hulot et même Jeux interdits de René Clément, film retiré de la compétition cannoise et qui s'empare du Lion d'or de Venise.

Les films étrangers présentés au Festival ont eux aussi eu rendez-vous avec le succès. Tant qu'il y aura des hommes (From here to eternity) de Fred Zinneman, Sissi impératrice (Sissi die Junge) de Ernst Marinschka, Le Troisième homme (The third man) Carol Reed, Quand passent les cigognes (Letiat Jouravly) de Mikhaïl Kalatozov ont séduit des millions de spectateurs.

Le Festival de Cannes apparaît désormais comme une manifestation garante du succès des films qui y sont présentés. Pourtant, en 1957, à l'occasion du 10e anniversaire du Festival, les dirigeants cannois décident de donner un nouveau souffle au concours ; ils désirent éviter les tensions et les grincements en instaurant plus de rigueur et de contrôle dans l'organisation de son concours. Car la manifestation est victime de son succès ; le nombre de participants augmente et tous ne peuvent être satisfaits.

L'organisation azuréenne possède néanmoins un avantage certain sur tous ses concurrents, avantage qui marque sa suprématie au cours de la décennie suivante. Depuis ses débuts, un marché du film a pris ses quartiers dans des établissements cannois lors de la manifestation. Avec son officialisation en 1959, le Festival de Cannes connaît un formidable développement qui participe à sa véritable reconnaissance par l'industrie cinématographique mondiale.