Neuf heures du matin. Albert s'apprête à sortir en ville par ce beau jour de printemps. Un dernier coup d'œil dans le miroir de l'entrée de son appartement, histoire de se rassurer.
Pour son âge, il se trouve élégant avec sa silhouette élancée.
Sa femme Judith lui sourit :
- Peux-tu passer à la boulangerie-pâtisserie acheter un gâteau car aujourd'hui, nous fêtons un grand jour !
A 74 ans, ce retraité est une personne affable, toujours au service des autres et qui participe à la vie associative locale.
Cependant, deux mois auparavant, il a été atteint par la Covid-19 comme tant d'autres personnes. Albert reconnaît qu'il a été bien soigné à l'hôpital « Simone Veil » de Cannes.
Après son séjour, il a recueilli des témoignages du personnel soignant qu'il consigne dans son carnet rouge. Il remarque que la plupart des déclarations se recoupent dans tous les hôpitaux de France.
« Nous sommes très solidaires. Dans nos tenues d'astronautes, et sans pouvoir nous toucher. Nos gestes suffisent à nous comprendre... ».
« Vous savez, les gens ont peur de la mort dans notre monde moderne. Il faut savoir trouver les mots ».
« Je fais des cauchemars toutes les nuits. Le regard, c'est ce qu'il y a de plus beau, chez les êtres humains. Et bien, pour ces patients atteints du virus, les yeux bruns sont ravagés comme une terre violentée par un séisme, les yeux bleus déchirés comme après une tempête et les yeux noirs portent déjà la couleur du deuil.... »
« Je suis à bout mais je ne peux m'arrêter de travailler sinon, ce sont mes collègues qui vont trinquer ».
« Nous faisons face à un virus inconnu. Heureusement, il y a l'espoir du vaccin ».
Albert a rencontré plusieurs fois un psychothérapeute qui l'aide à évacuer ses angoisses. Il se souvient de sa première séance :
- Comment vous sentez-vous ?
- J'ai l'impression d'avoir vécu un film de science-fiction sauf que c'était moi le héros du film qui tentait de survivre. On pense chaque jour à la mort. L'hôpital, un long séjour pour moi qui n'avait jamais été malade...
Il parle aussi à ses amis qu'il rencontre sur la plage. Mais toujours avec les distances de sécurité qui s'imposent.
Il raconte toujours la même histoire, son histoire.
« J'y suis resté un mois. A l'hôpital. Tous ces appareils autour de moi et la crainte chaque jour que mon état s'empire. J'ai entendu les médecins parler entre eux et dire qu'ils allaient me sauver. Mon seul et unique espoir... Et ma femme, combien de nuits sans sommeil ? ».
Un de ses amis a trouvé une idée pour son restaurant. Il va revoir totalement l'agencement en créant des espaces intérieurs avec cloison transparente et puis le long de chaque table, il prévoit des fenêtres qui s'ouvrent vers l'extérieur.
Un patron de boîte de nuits souhaite créer un night-club éphémère qu'il implantera en plein air loin de toute habitation, L'idée lui est venue avec les festivals de musique réalisés l'été.
En questionnant les commerçants cannois, Albert pointe l'importance du marketing numérique, surtout par temps de crise sanitaire. «Face aux géants du commerce électronique, nous devons réagir. Idéalement, créer un site Internet en permanente évolution qui propose des actions promotionnelles et des nouveaux produits pour fidéliser le client ainsi qu'un service « click & collect » et pourquoi pas la livraison à domicile avec un coursier », indique cette gérante de boutique de vêtements.
Albert est amateur de vélo. Il adore parcourir les pistes cyclables le long de la mer. Mais désormais, ses sorties se trouvent réduites à quelques kilomètres de son domicile car le souffle lui manque. Le médecin de l'hôpital, la mine inquiète, lui a montré il y a un mois le scanner de ses poumons. Lésions pulmonaires. Séquelles respiratoires. Il a fallu faire face à cette mauvaise nouvelle.
Il entre dans sa boulangerie-pâtisserie habituelle située face à la mer. Un peu essoufflé, il a baissé provisoirement son masque en dessous du menton pour mieux respirer. Une cliente devant lui se retourne : « Votre masque ! Monsieur, vous ne manquez pas d'air ! Vous avez entendu parler de la Covid-19 ? J'ai perdu deux amies alors quand je constate que les gens ne respectent pas les gestes barrières, je suis exécrée... ».
Albert s'enfuit de la boutique. Tant de souffrance. La sienne et celle de toutes les personnes atteintes de près ou de loin par ce virus. Il se réfugie sur la plage du Midi. Cette douce baie de Cannes protégée par le massif de l'Estérel et les îles de Lérins agit habituellement chez lui comme un bouclier contre la morosité.
Mais, à cet instant précis, la magie n'opère pas. Il ne parvient pas à enfouir ses idées noires.
Des larmes inondent son visage. Il a la sensation qu'une immense vague-submersion envahit son cerveau....
Soudain, une petite voix intérieure le réveille :
« Albert, ta femme t'attend avec le gâteau. Cela fait un mois jour pour jour que tu es sorti de l'hôpital. Il faut continuer à vivre. Pour ta famille, et pour les autres qui n'ont pas eu cette chance ».
Anne