NewslettersContact

Le festival du solstice d’été de Cannes

Nouvelle - 1er Prix

De Catherine Pallen

— Hé jeune fille ! Tu n’aurais pas de la crème solaire ? J’ai attrapé un coup de soleil dans le dos, normal depuis plus de quinze ans que je suis à la barre de ce bateau.

Je me retourne étonnée en me demandant qui me parle. L’avenue Francis Tonner, d’habitude si pétulante, est étrangement vide, comme abandonnée par ses habitants.

— Hé ! Tu vas rester immobile longtemps ou tu m’aides ?

Sans blague ! Deuxième fois que j’entends une voix. Je me raidis sous l’effet de la surprise, les yeux écarquillés. J’ai l’impression de dérailler. Suis-je victime d’un canular ? J’inspecte les environs à la recherche d’une bande de rigolos. Rien. Pas même un chat !

— Lève la tête, me dit la voix. Le mur au-dessus de toi.

Je me redresse lentement et découvre la fresque du film Plein Soleil. Jean blanc moulant, torse nu, Alain Delon me toise de son regard bleu acier. D’un bond, il descend de son voilier pour me rejoindre sur le trottoir.

J’hallucine ! La situation est ubuesque.

— Vite ! Nous avons rendez-vous, insiste-t-il, en attrapant ma main.

Trop abasourdie pour réagir, je me laisse guider. Nous marchons rapidement. Je ne sais pas où nous allons. Pas une seule fois, Alain ne m’adresse la parole. Je suis essoufflée. Ma tête tourne. La situation est irrationnelle pour la cartésienne que je suis.

Quand soudain…Oh non ! C’est quoi ce délire ? Je suis en train de devenir folle. En bas du boulevard Vallombrosa, j’aperçois Charlie Chaplin, le chapeau melon de travers et son Kid collé à ses basques. Je titube.

— Ravi de te voir Charlot, tu n’aurais pas un peu d’eau pour la demoiselle. Elle a un petit vertige, se moque gentiment Alain.

Vexée, j’ouvre la bouche pour m’indigner.

— Je suis…Vous êtes…

Je m’étrangle. Trop d’émotions qui, par ricochet, oscillent entre fascination, incrédulité et méfiance. Qui peut rester sensé, imperturbable dans de telles circonstances ? Je respire un grand coup, éclate de rire nerveusement en réalisant le pittoresque de la situation. Je ne rêve pas : je suis bien en train de discuter avec Alain Delon en présence du plus grand comique du cinéma muet.

Pas le temps de réfléchir. Notre extravagant quatuor reprend sa déambulation. Mais la psychose continue, ne laissant aucun répit à mon cerveau malmené. Sur le boulevard Victor Tuby, Buster Keaton et Gérard Philippe ont également déserté leur paroi de béton. En sautant, Buster le maladroit a été projeté au sol.

— Tu t’es fait mal ? crie Fanfan La Tulipe, irrésistible en cuissardes noires.

— Non, ce n’est rien. J’ai l’habitude, le rassure Buster en se relevant.

 

Nous sommes six à présent et arrivons vers le pont Carnot. D’ordinaire, à cet endroit, le choc visuel est inévitable : promeneurs et automobilistes en prennent plein la vue face aux quatre cents mètres carrés de façade sublimés par le visage de Marilyn Monroe. Aujourd’hui, le mur du Cannes Riviera Hôtel est vierge. Longue robe lamée, démarche chaloupée, le sex-symbol du film Les hommes préfèrent les blondes parcourt la voie rapide exceptionnellement délaissée par les voitures. A son bras se tient un Jean-Paul Belmondo tellement subjugué qu’il en oublie de faire le pitre.

— Le temps presse. Il faut nous dépêcher, me dit Alain.

Je hausse les épaules. Pourquoi se hâter ? Depuis ce matin, le temps m’échappe. J’en ai perdu le contrôle. Le passé, le présent se télescopent. Mon corps, mes états d’âme louvoient, flottent dans une dimension surnaturelle. Je suis dans un état second, enivrée par la sensation d’être l’unique spectateur, le figurant anonyme du thriller le plus haletant de l’histoire du septième art.

 

Malgré l’absence de soleil, le Palais des Festivals flamboie sous le rouge incandescent du tapis. C’est là qu’ils apparaissent. Oui ! Je peux dire : une apparition. Sur l’esplanade sont rassemblés tous les personnages des dix-neuf fresques de Cannes. Je reconnais Robert de Niro, Jack Nicholson, mais aussi Truffaut, Fellini et Hitchcock. Pas de photographe, pas de flash mais autant de liesse qu’un jour de remise du prix de la Palme d’or. Acteurs et réalisateurs s’étreignent profusément, indifférents à la confusion des époques. Laurel et Hardy discutent avec Leonardo DiCaprio, d’un siècle leur cadet. Assis sur les marches, Paul Newman et Robert Redford entament une énième partie de poker, sous le regard enamouré des Demoiselles de Rochefort coiffées de leur imposante capeline. Harold Lloyd, adossé à son illustre horloge, sourit. Applaudissements et bravos fusent de toutes parts lorsque Fred Astaire et John Travolta réinterprètent la mythique scène de danse de Pulp Fiction.

L’ambiance est survoltée.

La nuit s’apprête à manger le jour. Les spots s’allument créant une alternance d’ombres et de lumières tamisées comme dans les salles obscures. Derrière le palais, là où les vagues lèchent le sable, des silhouettes enlacées : Jean Gabin les yeux noyés dans ceux de Michèle Morgan, l’insolente Scarlett dans les bras de Clark Gable, Marcello Mastroianni et Anita Ekberg encore ruisselants de leur bain de nuit lascif, Lauren Bacall et le séduisant Humphrey Bogart. Des mains qui se frôlent, des lèvres qui s’effleurent, les plus beaux baisers du cinéma.

Je ferme les yeux et me laisse embarquer. J’ai six ans, la candeur de l’enfant émerveillé par la féerie du moment. Je n’ai plus peur. Je veux vivre ce spectacle à l’infini.

 

Alain Delon s’approche et m’entraîne un peu à l’écart.

— Es-tu capable de garder un secret ?

Je hoche la tête, intriguée.

— Sais-tu ce qu’est une attoseconde ? me demande-t-il.

— Non, aucune idée.

— Comment t’expliquer ? Pour faire bref, « l'attoseconde est à la seconde, ce que la seconde est à l'âge de l'univers » *, une durée infinitésimale qui est imperceptible aux êtres humains. Harold Lloyd, grâce à son horloge, a le pouvoir de figer le temps dans une attoseconde. Tous les ans, au solstice d’été, Harold suspend le temps. Cannes et ses résidents sont alors paralysés, statufiés comme sur l’instantané d’une photo. Les personnages de toutes les fresques de Cannes peuvent se retrouver pour une journée de fête devant le Palais des Festivals.

Je dévisage Alain un peu sceptique :

— Pourquoi suis-je capable de vous entendre, de vous toucher ? Pourquoi moi ?

— Je ne sais pas exactement. Un bug, un artéfact ? Cela ne s’est jamais produit. C’est la première fois qu’une cannoise intègre notre cérémonie. Peut-être as-tu un don ? Ton amour pour Cannes, ton admiration démesurée pour les fresques de la ville ont pu engendrer une faille dans notre rituel.

— Je ne suis pas sûre de comprendre. Je m’inquiète un peu. Que vais-je devenir lorsque vous serez partis ?

 

Cannes s’éveille, étire ses longs boulevards sous la diaprure des palmiers frémissants. Quelques touristes matinaux flânent vers le bord de mer. Le marché provençal Forville s’agite doucettement. La voie rapide est déjà encombrée de voitures.

J’ai décidé de rester avec mes nouveaux amis, emmurée, exhibée au sein des fresques de la ville. Je suis devenue un minuscule détail niché dans les œuvres cinématographiques, un élément pictural anachronique, voire un imposteur dans cet univers de stars et de légendes.

Où suis-je ? Cherche bien, ouvre l’œil ! Peut-être assise aux côtés de Holly Hunter pour ma première leçon de piano, ou sur le pont arrière du bateau de Plein Soleil. A moins que je ne sois au volant de l'Aston Martin Vanquish de James Bond 007.

Pour une année ou pour l’éternité ! Qui sait ?...

 

* La mesure du temps infinitésimal - Pascal Salières et Pierre Agostini

POUR LA SCIENCE N° 315, 01 janvier 2004.