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Je te retrouverai !

Nouvelle - 2nd Prix

De Alina Ghimis

Avec son visage de poupée au teint laiteux, auréolé d’une épaisse crinière blonde, Natacha magnétise tous les regards sur la Croisette. Pas seulement ceux des hommes. Les femmes aussi se retournent sur son passage et la dévisagent, intriguées par cette mystérieuse aura qui l’entoure.

Elle s’avance avec appréhension vers le Palais des Festivals, là où chaque année se dispute l'Open de Cannes d’hiver. Dans moins d’une heure elle affrontera un certain Victor Baron, le prodige de la scène échiquéenne française. Les yeux rivés sur la Méditerranée et les pensées tournées vers le petit village en Roumanie qui l’a vu grandir, la jeune femme ne prête aucun intérêt au monde extérieur.

En cette douce matinée de février 2047 le vent a balayé les derniers nuages qui entachaient le bleu du ciel. Dans l’air épuré, les couleurs tranchées de la Côte d’Azur vibrent comme sous le pinceau de Matisse. Natacha se sent submergée. Une vive émotion l'étreint depuis qu’elle a posé ses valises dans cette ville, huit mois auparavant.

 

Les mots de son père résonnent dans sa tête tel un roulement de tambours :

« Tu ne vaux pas plus qu’elle ! Deux bonnes à rien ! Tu ne crois pas que si elle t’aimait elle serait venue te récupérer ? J’ai sacrifié ma vie et mon bonheur pour toi, et c’est ainsi que tu me remercies ? En me laissant tomber pour aller à la recherche d’une traînée qui n’a jamais voulu de toi ? ».

La suite de sa remontrance s’était éclatée contre la porte que Natacha avait fermée brutalement derrière elle. Cette décision s’était imposée à son esprit comme une évidence : trouver la femme qui l’avait mise au monde. Et aux dernières nouvelles celle-ci vivait à Cannes.

 

D’aussi loin qu’elle se souvenait, les propos de son père à l’adresse de sa mère allaient de : femme facile à connasse ou salope en fonction de la quantité d’alcool ingérée.

Et quand sa belle-mère s’en mêlait, c’était pire. Celle-ci avait pris un malin plaisir à lui raconter les circonstances de sa venue au monde, dès que la jeune fille avait eu l’âge de comprendre :

« Cette pouffiasse n’arrêtait pas d’aguicher ton père ! Et ce con y a cru ! Elle est allée jusqu’à se faire engrosser ! À 15 ans, tu imagines ? Du jour au lendemain, je me suis retrouvée avec toi sur les bras. La belle affaire ! ».

 

Dans l’enfance de Natacha pas de photos de sa mère, pas d’histoire d’amour de ses parents, et surtout aucune forme de délicatesse de la part des adultes.

Cependant, le jour où elle était sortie diplômée de l’Université de Bucarest, Catia, sa grand-mère paternelle lui avait donné une lettre, qu’elle avait précieusement gardée pendant vingt ans. Une terrible révélation s’en était suivie :

« C'était en 2022. La Guerre des Fous venait d’éclater. De nombreuses familles ukrainiennes traversaient la frontière pour se réfugier en Roumanie. Leur seul espoir d’échapper aux bombardements. Des gens sont arrivés jusque dans notre village. Comme je vivais seule, j’ai décidé d’accueillir une famille en détresse : un couple et leur fille, Svetlana. Subjugué par la beauté de cette demoiselle, ton père l'a séduite et elle est tombée enceinte. Seulement, il était déjà marié à ta belle-mère et ta grande sœur venait de naître. De plus, ton papa occupait un poste important dans l’administration locale. Un scandale lui aurait été fatal. Lorsque tu es venue au monde, il a forcé Svetlana à quitter le pays…sans toi.

Pendant trois ans, je n'ai pas eu de ses nouvelles jusqu'à ce que je reçoive cette lettre. ».

 

Envahie par une vague de tristesse, Natacha s’assied sur le sable doré qui borde la riviera cannoise. Elle serre fort contre sa poitrine ce bout de papier jauni par le temps. Le témoignage d’une souffrance innommable. Celle d’une mère orpheline de son enfant.

 

« Chère Catia,

Tu es la seule à pouvoir raisonner ton fils. Aujourd'hui, c'est l'anniversaire de ma petite Natacha. Trois ans déjà. Trois ans sans pouvoir la serrer contre moi, l’embrasser, la border… Je vois partout son visage angélique encadré par des jolies boucles blondes. Sa bouche rose et charnue. Ses yeux verts. C’est ainsi que je me l’imagine.

 À présent, je vis en France, à Cannes. J'ai rencontré un homme merveilleux qui m'aime par-dessus tout. Par-dessus mon passé. On se mariera le mois prochain. Bien que je sois à nouveau enceinte, mon bonheur n'est pas complet. Dès mon accouchement, nous viendrons en Roumanie et je ferai tout mon possible pour récupérer ma Natacha.

Je t'en supplie, Catia, aide-moi !

Svetlana ».

 

Natacha est ramenée sur terre par l’alarme de son portable. L’heure de la confrontation échiquéenne approche. Elle se lève et se dirige vers le Palais des Festivals, le cœur serré. Non pas à cause de la partie à venir, mais en raison de son impuissance. Son enquête ne mène nulle part. Toutes les portes semblent fermées ; personne ne peut ou ne veut l’aider. Pas d’adresse. Pas de nom de famille. Pas de photo. L’affaire s’annonce plus compliquée que prévu.

« Ça fait huit mois que je te cherche, maman ! J’ai littéralement retourné la vieille ville du Suquet… », soupire-t-elle.

 

Dix minutes plus tard, l’imposant Palais des Festivals se dresse fièrement devant ses yeux, tel un luxueux paquebot de verre et d’acier. À l’extérieur des murs, sur le parvis et la plage, de nombreux espaces d’animations et d’expositions attirent la foule. Natacha déteste la foule. Effleurer les autres l’insupporte. La proximité de ses congénères engendre chez elle une forte sensation de mal-être.

La jeune femme s’engouffre difficilement à l’intérieur du Palais et s’oriente vers le Salon des Ambassadeurs. C’est ici que se déroule le tournoi d’échecs dans le cadre de la 60éme édition du Festival des Jeux de Cannes. Un immense espace qui offre un panorama époustouflant sur la baie et sur les célèbres îles de Lérins. Elle s’installe à la première table, devant les noirs et cherche des yeux son adversaire. Ce Victor Baron, elle l’avait déjà vu gagner contre d’autres joueurs ; elle avait étudié son jeu et ses ouvertures sur ChessBase[1].

« Une vraie machine de guerre ! ».

Natacha finit par l’apercevoir, non loin d’elle. Les mains dans le dos, le jeune homme contemple la mer à travers les grandes baies vitrées.

« Et beau-gosse, qui plus est ! », se surprend-elle à penser furtivement.

Au même moment, l’attention de Victor est attirée par un garçon de dix ans qui semble extrêmement stressé. Sa mère se donne du mal à l’apaiser, mais le gamin est bientôt en proie à une crise de panique.

« Mais pourquoi se met-il dans un tel état ? », s’enquiert Victor.

D’un pas assuré, il se dirige vers ce garçon avec l’intention de l’encourager et d’en apprendre plus sur la raison de sa détresse. Il se présente, et à l’instant où leurs mains se touchent, Victor est saisi d’un soubresaut d’angoisse. L’image d’un homme imposant lui apparait ; un homme qui tape de son gros poing sur une table. L’échiquier qui y est installé, tremble. Quelques pièces se renversent et tombent avec fracas. De l’autre côté du plateau de jeu il voit le petit, en larmes. Tétanisé. Une colère rouge déforme le visage du tortionnaire.

Depuis toujours, Victor avait eu ce « don » terrifiant. À l’instant même où il serre la main d’un inconnu, il fait une incursion rapide dans le passé de celui-ci, comme une sorte de flashback. Plus le contact est long, plus il voyage loin dans sa vie. Il en déduit que le grand gaillard qui menaçait le gamin, n’était autre que son père.

De toute évidence, l’homme exige des résultats que son fils n’est pas capable d'obtenir.

L’intervention de la mère met fin à leur conversation.

 

Victor s’excuse et gagne sa place. Il voit Natacha assise, en train de compléter la feuille de match. Quelque chose dans la beauté de cette fille ravive le souvenir de sa maman. Longtemps qu'il n'avait pas pensé à elle.

« C’est, sans doute, à cause de cette magnifique crinière aux reflets dorés », songe-t-il.

 

La voix de l’arbitre qui donne les dernières consignes le tire de sa rêverie.

— N’oubliez pas d’éteindre vos portables ! Et si vous êtes prêts, les noirs appuient sur la pendule.

Victor tend la main pour souhaiter une bonne partie à son adversaire, mais Natacha l’esquive et presse le bouton START pour démarrer le jeu.

Il fronce les sourcils, contrarié, puis il pousse d4.

En réponse, Natacha déplace le pion de la dame en d5.

« Il va jouer le system Colle », se dit-elle, contente. Des heures et des heures à étudier cette ouverture. La base de données lui avait appris que Victor sacrifiait souvent le fou blanc en h7. Elle décide de lui tendre un piège.

Encore troublé par l’attitude de la jeune femme, Victor effectue un mauvais coup, ce qui fait pencher la balance en faveur de Natacha. Avec une pièce en moins, il n’a plus aucune chance face à la détermination de son adversaire. Le sort de la partie est scellé. Le roi blanc s’incline et Victor lui tend la main pour la féliciter.

Ce geste qui signifie l’abandon, l’horripile à chaque fois. Elle se réjouit de gagner bien sûr, mais son haptophobie lui pose problème.

Le bras suspendu, Victor la fixe, perplexe.

Elle se sent cruellement manquer d’air. Sa poitrine se comprime.

Tic-tac ! Tic-tac !

Les secondes défilent.

La panique se fait plus vive encore.

Pourtant, Natacha n’a plus de choix. Ils jouent au premier échiquier et une foule assiste au déroulement de la partie.

Tic-tac ! Tic-tac !

Au bord du malaise, elle finit par lui tendre sa main.

À l’instant où leurs paumes se touchent, les yeux de la jeune femme se plongent dans ceux de Victor. L’étreinte se prolonge inexplicablement. Les spectateurs remarquent que les deux jeunes gens sont extrêmement troublés.

Une larme coule sur la joue de la gagnante.

— Elle est donc morte en te donnant la vie, finit-elle par murmurer. J’ai le même « don » que toi… le même qu’elle…

Sa voix s’étrangle.

Le menton de Victor se met à trembler. Il acquiesce, s’avance, et la serre dans ses bras.

— J’ai fini par la retrouver alors, sanglote-t-elle à l’oreille de son frère, sous les yeux ébahis de l’assistance.

 

[1] Base de données qui contient des millions de parties d'échecs.