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Bleue

Nouvelle - Prix spécial Environnement

De CARDAMONE Véronique
 

Ça avait commencé une dizaine d'années après le nouveau millénaire. Au départ, le journal local de l'époque – qui étrangement ne s'appelait pas Cannes-Matin mais Nice-Matin – ne manquait pas de faire un article lorsqu'on apercevait des dauphins nager dans la baie. On trouvait ces bêtes là sympathiques, on disait même que c'était de bon augure pour la ville. On se trompait. Bientôt, les animaux commencèrent à systématiquement s'échouer entre les pointes du Palm Beach et de l'Aiguille. Les uns après les autres ils venaient mourir sur les plus belles plages de sable de la région. Au début, on essaya par tous les moyens de remédier à ce triste problème mais toutes les tentatives pour les remettre à l'eau furent des échecs. Immanquablement, les mammifères prenaient une dernière vague pour se poser sur le rivage et expirer. Des experts vinrent constater les dégâts, formuler des hypothèses et tenter de mettre un terme au funeste acharnement des cétacés, en vain. Le coup de grâce avait été l'arrivée d'un cachalot sur la plage de l'Aérospatiale. La bête des profondeurs était venue mourir devant le géant de l'espace. Les habitants en restèrent sidérés puis commencèrent à déménager. Et en très peu de temps cet acharnement au suicide avait eu raison de l'immobilier et du tourisme.

Malgré la baisse du nombre de contribuables on vit bientôt apparaître en ville de nouveaux employés chargés d'évacuer au plus vite les cétacés échoués. Les bêtes mortes dégageaient en peu de temps une puanteur insupportable et plus personne ne s'avisait de les trouver mignonnes. Il fallait vite s'en débarrasser. Goliath était là pour ça. Il avait pour mission de nettoyer le bord de mer et d'emmener tout ce qu'il trouvait à l'incinérateur. Il avait le physique de son prénom et armé de son crochet son efficacité était redoutable. Il avait d'ailleurs souvent fini employé modèle du mois.

Certains auraient pu trouver son emploi détestable mais Goliath ne se plaignait pas. Il aimait bien la solitude et pour ça il était servi. Les deux mille habitants restant s'étaient réfugiés dans les collines et aucun d'entre eux n'avait l'idée de se promener sur ce qui avait été autrefois la Croisette. On lui avait confié l'assainissement des plages dont il s'occupait exclusivement. Il appréciait le fait de pouvoir choisir ses itinéraires de patrouille, souvent du côté des grands hôtels ou du moins de ce qu'il en restait. Car devant la baisse de la fréquentation les investisseurs étrangers s'étaient retirés les uns après les autres et les établissements avaient immanquablement fermé.

Ce matin là, face à l'horizon, Goliath avait le Carlton derrière lui. Le bâtiment avait perdu une de ses coupoles et ses fenêtres condamnées ne laissaient plus entrer la lumière depuis longtemps. Sur sa gauche, un autre grand hôtel avait vu son nom se réduire sous l'effet des intempéries. Il n'était plus que NEZ, ironie tragique tant il est vrai qu'une baleine en train de pourrir peut sentir mauvais. A sa droite, le palais des Festivals n'avait plus de palais que le nom, et méritait de plus en plus le sobriquet oublié de « bunker ». Mais ce matin là, Goliath était soucieux. Ce qui le préoccupait c'étaient moins les bâtiments en ruines que le corps nu d'une femme gisant sur la grève à côté d'un marsouin.

Elle avait la peau plus blanche que l'écume de mer et ses longs cheveux blonds descendant jusqu'à sa taille ondulaient au rythme des vagues qui venaient la caresser. Était-elle morte ? Goliath avait l'habitude des cétacés mais pas des humains. Fallait-il qu'il la tire vers le camion comme le mammifère qu'elle était ou devait-il lui réserver un traitement différent ? Il descendit sur la plage espérant trouver des réponses à ses questions en s'approchant du corps. C'était pire. Goliath avait la tête qui tournait. Ce n'était pas un mammifère comme les autres. Il ne pouvait se résoudre à planter son crochet, à percer cette peau où le sable avait déposé des paillettes. Il se mit à genoux, écarta la mèche qui couvrait le visage et le visage ouvrit les yeux et lui sourit. Goliath tomba à la renverse.

- Vous êtes vivante !

La femme ne bougeait pas mais continuait à lui sourire ce qui le rassura.

- Qu'est-ce qui vous est arrivé ? Comment vous appelez-vous ? Attendez, je vais vous aider à vous relever.

Il souleva la jeune femme et essaya de la mettre sur ses pieds.

- Ça va aller ? Vous arrivez à marcher ? Ah, non pas vraiment… Allez, je vous tiens !

Lentement, comme si elle apprenait à mettre un pas après l'autre, la jeune femme avança jusqu'au sable sec où elle s'arrêta net jetant un regard interloqué à son sauveur.

- Vous parlez ?

Elle secoua la tête.

- Bien ne bougez pas, je vais aller vous chercher de quoi vous habiller. Je reviens tout de suite.

Goliath monta sur le bitume, traversa la voie déserte et se précipita vers un des magasins qui autrefois participaient au luxe de la ville. Il trouva dans des stocks abandonnés des boîtes blanches au liseré noir et en sortit des vestes et des robes qui semblaient pouvoir aller à la fille de la plage.

La jeune femme n'avait pas bougé. Elle s'était simplement assise et coiffait ses cheveux avec ses mains. Il l'aida à s'habiller, la fit tourner sur elle-même et tomba amoureux.

- Tu ne parles pas mais je vais te trouver un prénom. Comme ça je pourrai t'appeler dans mes rêves. Tu es venue avec la mer et je t'ai trouvée sous le ciel. Je vais t'appeler Bleue parce que tu viens du bleu. Suis-moi.

Bleue sourit et c'est ainsi que pour Goliath commencèrent les plus beaux jours de sa vie qui étaient aussi ses derniers. Il l'emmenait sur les toits des plus hauts immeubles pour contempler son profil dans le soleil couchant. Alors qu'elle regardait le jour disparaître derrière le massif de l'Estérel il ne se lassait pas d'admirer son visage et la camaïeu de ses blonds cheveux. Ensuite, ils couraient sur les plages puis épuisés allaient se jeter dans un des nombreux lits des hôtels abandonnés. Bleue ne parlait toujours pas mais cela ne gênait pas Goliath qui savait qu'ils étaient faits pour vivre et mourir ensemble.

Un jour, il prit son courage à deux mains et la demanda en mariage. La jeune femme ne put dire oui mais il prit son grand sourire pour un acquiescement.

A la mairie il ne restait plus qu'un vieil ermite dont on disait qu'il avait presque cent ans. Il  était descendu de la capitale pour essayer de mettre un terme à la mort des mammifères marins mais son échec l'avait rendu à moitié fou. Goliath se dit qu'il connaissait sûrement les usages d'autrefois et qu'il pourrait les marier. Il alla ainsi le trouver, d'abord seul pour être sûr qu'il ne ferait pas peur à Bleue. Derrière un bureau encore plus imposant que son physique le vieil homme semblait l'attendre.

- Monsieur Besson ?

- Oui. J'imagine que vous êtes le fameux Goliath.

- Fameux, je ne sais pas. A part vous et moi il ne reste plus personne sur le bord de mer.

- En effet ! Alors appelez-moi Luc, déjà qu'on n'est pas nombreux si en plus on doit faire des manières. Que puis-je faire pour vous ?

- Je voudrais épouser Bleue.

- Bleue ?

- Oui, c'est une femme que j'ai trouvée sur la plage à côté d'un marsouin.

- A côté d'un marsouin ?

- Elle est muette, elle ne sait que sourire et me regarder dans les yeux. Mais j'y ai lu qu'elle aussi voulait m'épouser.

- Vous épouser ?

Goliath, que la reprise systématique de ses derniers mots commençait à agacer acquiesça.

- Mais où est cette créature ?

- Elle est là, en bas, assise près de la fontaine.

Monsieur Besson se leva péniblement et se dirigea vers la fenêtre.

- Près de la fontaine ?

Il ouvrit la persienne, se pencha vers la place puis se retourna vers Goliath avec effroi.

- Malheureux ! Mais ne voyez-vous pas que c'est une sirène que vous avez pêché là ? Elle ne parle pas dites-vous ? C'est une évidence, les sirènes chantent ! Elle attend juste le bon moment pour vous faire disparaître et moi avec. Sortez, sortez et emmenez-la loin d'ici !

- Mais pourquoi voudrait-elle faire ça ? Nous ne faisons rien de mal…

- Rien de mal ? Mais avez-vous conscience que ce que vous prenez à la mer vous le réduisez en cendres ? Que pendant des années nous y avons jeté des tonnes de déchets, malmené ses fonds ? Elle est venue pour se venger ! Je vous le répète, partez ! Allez jeter cette femme, ou ce poisson dans le port et éloignez-vous d'elle le plus vite possible en vous bouchant les oreilles !

- Mais, comment…

- Tenez, elle commence, vous l'entendez ? Elle chante ! Ah, cria Monsieur Besson en portant ses mains à sa tête, c'est horriblement bon ! Son chant transperce la paume de mes mains ! Il faut que je la rejoigne !

Monsieur Besson se précipita alors vers la sortie et Goliath le vit rejoindre Bleue qui resta impassible pendant qu'il gesticulait de plaisir devant elle. Puis il se jeta dans la fontaine où il disparut dans l'eau boueuse. Goliath n'avait rien entendu et pensa que la solitude avait eu raison du vieil homme. Ce qui le désolait c'était moins le geste fou que le fait de se retrouver sans personne pour le marier à la femme de sa vie.

- Je suis désolé mon coquillage, ma tendre étoile de mer. Nous allons devoir remonter le boulevard, nous éloigner du rivage, pour aller trouver le vrai maire de cette ville.

- Non, nous ne remonterons pas le boulevard. Nous allons trouver quelqu'un que je connais au fond de la mer. C'est lui qui nous unira.

- Oh mais je t'entends ! Mon amour, tu parles dans ma tête !

- Oui, c'est parce qu'il est temps de partir. Laissons la terre mortifère où bien heureusement plus aucun humain n'habite.

- Où veux-tu que je te suive ?

- Viens, prends ma main… Allons là où tu m'as trouvée…

Goliath ne voulait rien d'autre que lui faire plaisir alors il la suivit.

Et c'est depuis ce jour que la baie de Cannes porte le nom de la baie des Fantômes. Plus personne n'y a jamais remis les pieds même si dauphins, marsouins et autres cétacés ont cessé de s'échouer à l'instant même où Goliath fut recouvert par l'eau bleue.