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Île-lusion

Prix de l’écriture poétique

De Louanna BARRE

Olivia essuya sa bouche du revers de la main. La journée était particulièrement chaude pour un mois de Mai et sa lèvre supérieure perlait de sueur. Elle s’était assise sur un banc, face à la mer, au Cap de la Croisette et profitait de la brise légère qu’offrait l’air marin. La vue était imprenable : elle faisait face à l’île Ste Marguerite, l’une des célèbres îles de Lérins.

 

Elle s’était trainée depuis l’Hôtel de Ville où elle avait reçu un énième appel décevant de la part d’un recruteur. Une nouvelle fois, elle n’obtenait pas le poste. Son jeune diplôme et son peu d’expérience avaient raison de chacun de ses entretiens et chaque rejet supplémentaire ébranlait un peu plus sa confiance en elle.

Elle avait déambulé dans Cannes durant plusieurs heures, questionnant ses choix de vie et tentait de se projeter dans l’avenir. À vingt-six ans, elle se sentait lasse du monde du travail. Elle n’était ni fainéante, ni dénuée de volonté, mais fatiguée de sentir ses espoirs piétinés à chaque nouvel appel.

 

Affalée sur son banc, elle se consolait en engloutissant une glace à l’italienne achetée à un kiosque en chemin. Elle regardait fixement les remparts du fort de l’île qui se dressaient au large. Elle s’était souvent amusée à débattre avec son ami Isaac du temps qu’il faudrait pour traverser la mer à la nage avant d’atteindre la côte insulaire.

  • Trente minutes ?! lui avait-il rétorquait un jour. Je te signale que tu peines déjà à aller jusqu’au ponton de l’Entorse et tu penses pouvoir atteindre l’île en trente minutes ?
  • Et pourquoi pas ? Je suis certaine que sans trop de courant, j’en suis capable ! 

 

La discussion se terminait à chaque fois par la promesse qu’un jour, ils tenteraient la traversée, sans jamais vraiment y croire.

 

La sueur dégoulinait du front d’Olivia et lui brûlait les yeux. Elle était absorbée par les scintillements de la mer et le son des vagues s’écrasant contre les rochers la berçait lentement.

D’un geste, elle se débarrassa de ses sandales, retira sa robe et fourra le tout dans son sac à dos. Elle s’avança vers le brise-lames et y cacha ses affaires avant d’enjamber le muret de pierre qui la séparait d’une petite crique. Le sable était chaud et chatouillait la plante de ses pieds. Elle courut jusqu’à l’eau et le contact de la mer vint instantanément rafraichir son corps. Un frisson la parcourut et après une grande inspiration elle plongea tête la première.

 

La Méditerranée était encore relativement froide en ce milieu de Printemps mais l’euphorie s’était emparée d’Olivia qui n’avait plus qu’une idée en tête : atteindre l’île.

Elle commença à nager, un semblant de crawl qui la fatiguait plus qu’il ne lui permettait d’avancer. Elle se rabattit sur une brasse, plus classique, et entreprit sa traversée. Elle avait franchi sans aucun mal la ligne de bouée délimitant le périmètre de nage autorisé. Les poils de ses bras s’étaient hérissés à la pensée de ce qui l’accompagnait sous l’eau. Elle était née et avait grandi à Cannes et passait chacun de ses étés à patauger dans la mer mais pour autant, elle avait toujours eu une certaine appréhension du large. Elle n’appréciait guère de ne pouvoir distinguer les fonds marins et détestait la sensation des algues sous ses pieds.

Elle chassa cette pensée de son esprit et continua à avancer vers l’île. Essoufflée, elle se stoppa et se retourna vers la côte. Son banc paraissait minuscule à présent. Elle pouvait observer toute la Croisette, du port Canto au Palais des Festivals. Les lettres géantes lumineuses composant « Cannes » se détachaient de la colline du Suquet. La ville semblait bien calme depuis son point de vue, mais elle savait que le Festival International du Film y battait son plein. Elle leva les yeux et en voyant le ciel bleu azur et le soleil au zénith, elle ne put s’empêcher de sourire : il ne faisait habituellement jamais beau temps pendant le festival, c’était bien connu. Cette journée devait être spéciale.

 

Olivia souffla et reprit sa brasse en direction de Ste Marguerite. Elle avait déjà réalisé plus de la moitié du chemin. Chaque geste, chaque battement de jambe, chaque roulement d’épaule la soulageait du poids de sa morosité. Sa lassitude se dissolvait petit à petit dans l’eau iodée, ses idées noires étaient rongées par le sel. La mer l’enveloppait, comme une couverture, et avant même d’avoir réalisé, elle n’était plus qu’à quelques mètres du rivage. Elle sentit la pointe d'un rocher sous son pied et s’y posa quelques instants.

À présent, elle distinguait clairement le fort royal. Ce monument l’avait toujours fasciné, surtout lorsqu’il s’illuminait la nuit. Elle pouvait passer des heures à le contempler depuis la baie. Il était devenu un musée et elle avait appris lors d’une visite qu'il avait abrité la prison du masque de Fer pendant onze ans. Elle ne savait pas pourquoi mais elle avait toujours été fière de ce fait historique, comme s’il lui appartenait et elle ne manquait jamais une occasion de le partager à qui voulait bien l’entendre.  

 

Olivia atteint la plage de l’île. Elle était épuisée par sa traversée mais se sentait infiniment plus légère qu’à son départ quelques minutes plus tôt.

  • Zut ! se souffla-t-elle. Je n’ai pas regardé l’heure avant de partir.

 

Elle se prit à rire de la situation et s’assit sur le sable. Elle réalisa ce qu’elle venait de faire ou plutôt d’accomplir et se dit que la chaleur du soleil lui avait peut-être fait perdre un peu la tête. Elle inspira une grande bouffée d’air et ferma les yeux un instant. Elle sentit tout de suite l’odeur des pins et des eucalyptus qui se dégageait de l’île. Cette odeur qui lui rappelait mille souvenirs, ces moments passés en famille, ces sorties de centre aéré et ces journées à se prélasser au soleil. L’île faisait partie de sa vie, était devenue un élément de décor de son quotidien et bien qu'elle y était allée des dizaines de fois, chaque visite était unique et avait un goût d’évasion, d’exploration. Elle adorait s’y balader des heures, à la recherche de la crique parfaite ou pour contempler les oiseaux depuis l’observatoire de l’étang.

Glissant ses doigts dans le sable chaud, Olivia en sortit un bouton d’eucalyptus fendu qui avait dû être emporté par le vent. Elle avait tendance à les collecter lorsqu’elle se rendait sur l’île, comme des petits trésors laissés par la nature. Elle le serra dans sa main et le porta à ses narines. L’odeur l’apaisa instantanément. Elle s’allongea, bras croisés derrière la tête et ferma les yeux. L’air tiède, la douceur du soleil sur sa peau, le goût de sel sur ses lèvres, les clapotis des vagues. Elle partit.

 

Olivia se réveilla en sursaut sur son banc. La glace avait fondu sur sa robe et avait rendu ses doigts collants. Elle regarda autour d’elle : le parking du Cap de la Croisette était vide. Son sac était posé à ses pieds et les lanières de ses sandales étaient dénouées. Elle leva les yeux au ciel qui était à présent noir de nuages et annonçait une averse des plus rapprochées. Elle avait dû s’endormir et se sentait apaisée.

Elle se redressa, prit la bouteille d’eau de son sac, se rinça les mains et les essuya sur sa robe. Elle sentit quelque chose dans sa poche gauche et en sortit un petit objet arrondi et rugueux. Face à lui, elle resta quelques secondes bouche bée. Là, entre son pouce et son index, se tenait un bouton d’eucalyptus fendu.